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MON "JOURNAL DE BORD" DU PROJET

 

MERCREDI 6 AVRIL, VOL SEU-962-L A DESTINATION DE CRACOVIE

         En ce mardi soir, veille du départ, impossible de dormir. Impossible de fermer un oeil, ne serait-ce qu'une seconde. Trop de choses, trop de questions qui resteront sans réponse.

         A trois heures, devant le lycée, tout le monde est au rendez-vous...ou presque...

Visages blafards, sourires crispés. Je suis soulagée, ils ne semblent pas être dans l'état d'excitation qui caractérise d'habitude un voyage scolaire.

Mais, il faut bien reconna”tre que ce voyage-là n'a finalement pas grand-chose de scolaire, en dépit des conditions dans lesquelles il s'effectue.

Je crois avoir fait tout ce que je pouvais pour transmettre une parcelle de la dignité volée aux victimes. De toute façon, je ne pouvais pas aller plus loin... Pas le courage, pas l'envie...

Je n'ai toujours pas apporté de réponse à cette question qui me taraude : "pourquoi aller à Auschwitz ?"

Au spectacle de cette classe de lycée professionnel dans cet avion avec nous, vulgaires, incapables de rester assis, bouchonnant l'allée centrale, ricanant comme des demeurés et qui n'ont pas l'air d'avoir conscience du lieu où ils se rendent, je me surprends à penser (pourquoi ?) qu'ils ne méritent pas d'aller à Auschwitz. Que pourront-ils y comprendre ces mômes qui gloussaient, partagés entre peur et excitation lors du décollage ? Faut-il vraiment infliger cela à la mémoire de ce million d'êtres anéantis ?

Un coup d'oeil rapide en arrière sur les miens... Rassurée... Ils ne bougent pas. Calmement assis, ils discutent. Pas trop de rires, du moins pas trop bruyants. Voilà qui rassure ma conscience de prof qui croit encore - qui croit parfois encore - que ses élèves sont le reflet de ce qu'elle est. Ridicule !

Ah ! Benjamin avec un appareil photo... Premier bémol... Qu'avais-je pourtant dit ? Pas d'appareils photos, pas plus que de téléphone portable. On ne va pas faire un safari-photo au zoo de la Palmyre... Raté... Une photo souvenir des potes, comme dans n'importe quel endroit... Cela veut-il dire que dans dix ans, quinze ou vingt ans, le seul souvenir qu'il restera sera celui-ci, la photo du groupe devant un mur de brique dont on ne sait plus exactement ce que c'était ?

Bon... Evitons de dramatiser avant même d'arriver sur les lieux du crime. Avant même d'avoir laissé cette journée s'écouler. L'heure n'est pas encore aux bilans. Le principal n'est-il pas qu'il reste une trace ? J'en ai assez d'entendre des inepties sur la Shoah, des contrevérités et des approximations. Ce n'est pas une question de générations futures qui empêcheront que "cela" se reproduise. Simple respect de la mémoire d la souffrance. Simple respect de l'Histoire elle-même.

Je voudrais pouvoir me souvenir de ce très beau texte sur l'histoire, cité dans le dernier chapitre du Wieviorka, intitulé "pourquoi Auschwitz ?". Mais, les mots ne reviennent pas. La seule chose à laquelle j'accède à ce moment est une sensation. Celle de la lectrice qui, écrivant si médiocrement, est rassérénée, réconfortée de lire dans les mots d'un autre ce que, venant de tout au fond de son coeur, elle n'arrive à exprimer.

 

JEUDI 7 AVRIL, REPONSE Ė VELIBOR

"Ici il pleut depuis une semaine, et ça tombe (la pluie) bien - moi aussi, je suis très, très "gris"  si je peux dire... Comme ça, le ciel, la flotte et moi - on va très bien ensemble..."

         Il y a une infinité de gris et certains sont plus lumineux que d'autres.

Mon gris d'hier, face à l'entrée de Birkenau, était opaque et menaçant. Il m'empêchait de respirer et brouillait mes sens. Il me disait très clairement de rebrousser chemin.

En cours de journée, ce gris a changé. Il y a eu le gris de détresse dans les yeux de mes gamins. Un gris qui disait, avant même que leurs mots ne le conçoivent, la douleur de la prise de conscience. Effarement et stupeur. Beaucoup d'entre eux se sont réfugiés dans mes bras, et mon gris à moi est devenu un peu moins opaque, un peu plus lumineux. On peut avoir mal de la douleur des autres, hors de soi, hors de ses liens familiaux et hors de son propre temps.

Puis, ce gris s'est à nouveau éclairé. Lorsque à genoux, tout près du Crématoire n°2, la chaleur de la flamme d'un briquet a embrasé la mèche de ces dix petites bougies pour ces dix âmes broyées dans cet enfer.

Etrange sentiment d'apaisement que celui d'honorer une vieille promesse à un tendre ami qui ne peut encore lui-même errer en ces lieux, tant cela lui fait peur. Apaisement aussi parce que Birkenau, c'est si calme, si tranquille. La Nature se contrefout de la souffrance des hommes. Les oiseaux, dorénavant, rechantent à Birkenau. Il s'y passe des choses étranges en ce lieu si étrange. Je n'ai pas réussi à le ressentir comme le plus grand cimetière du monde. J'y ai senti un lieu de vie, j'y ai senti "leur" présence. Des êtres aux yeux immenses, déambulant dans les ruines herbeuses de ce qui fût le lieu de leur supplice. Yeux immenses, plein de compassion, pour les larmes que les vivants y versent. Il m'a semblé que cet enfant de 6 ans n'est pas prisonnier de la poitrine de Jean-Marie, comme celui-ci le dit, mais qu'il était assis là, sur un tas de briques rouges, si monstrueusement typiques de la région, regardant, vaguement indifférent, peut-être un peu curieux, dix petites flammes vacillantes au pied d'une stèle noire comme la mort.

J'y ai vu aussi un Gilles Clamens, exceptionnellement silencieux. J'ai souvent suivi du regard sa silhouette, marchant devant moi, son cartable à la main. Car Gilles est venu à Auschwitz avec son sac de classe, tellement rempli que la fermeture menaçait de s'ouvrir à chaque instant. A l'intérieur, soigneusement rangés, La destruction des Juifs d'Europe de Raoul Hildberg, Les jours de notre mort de David Rousset et quelques autres. Il était cramponné à ce cartable comme pour dire "je le sais déjà, j'ai tout là, dans mon sac, ce lieu ne m'en apprendra pas plus que ce que je sais déjà, je suis protégé, immunisé..." Pas une seule fois, il n'a ouvert ce sac. Il s'est contenté d'être étrangement silencieux.

J'ai vu Anne Servat, pâle, si terriblement pâle, marcher mécaniquement. Elle m'a semblé un être revenu d'entre les morts.

Etrange lieu que Birkenau. Combien existe-t-il de lieux où, au milieu de quelques cinquante personnes, tu puisses quand même te sentir seul ? J'ai eu mal à Birkenau. J'ai eu mal au Stammlager. Et je suis pourtant heureuse que cette douleur m'ait frappée. C'est Jules qui nous accompagnait. Un petit Jules, un petit bonhomme aux cheveux gris et aux yeux très bleus, dont le témoignage s'ab”mait parfois dans de terribles sanglots. Son regard, qui se voile d'abord, qui se perd dans un temps, qui pour nous est sans couleur, gris comme les images d'archives, puis les mots qui ne "sortent " plus, la voix qui se brise et le long hoquet de la détresse. Ces images d'archives sont alors, pour nous, passées du gris à la couleur. Un corps que la faim a disloqué et que l'on enfourne dans un four n'est désormais plus gris, de ce gris passé de la mémoire apprise. J'ai pris une grande leçon d'humanité à Auschwitz. Grâce à Jules, qui revient en ce lieu, inlassablement, en dépit de la souffrance, pour en parler à des mômes qui sont si loin de tout cela.

Et le miracle, c'est que cette distanciation s'est brusquement effacée, la souffrance devenue aussi la leur. Je doutais véritablement de la pertinence d'amener des lycéens en "voyage" à Auschwitz pour quelques heures. Que d'heures, justement, passées avec Gilles et Anne à disserter sur cette interrogation. ! Quelle vanité ! Comment avons-nous pu douter, nous interroger, gloser sans fin à ce propos ?!  Aussi sortie du camp, alors que nous nous apprêtions à reprendre la route, j'ai compris qu'il me faudrait un jour revenir à Auschwitz. Peux-tu croire cela ? Qu'en un lieu où des millions de personnes tentaient de survivre, anéanties par l'idée qu'elles n'en sortiraient jamais, on puisse ressentir l'impérieux désir, l'impérieux besoin de revenir ? Etrange endroit qu'Auschwitz...

Pardonne-moi de t'avoir saoulé avec ça, d'exhiber ainsi mon nombril...  ma vie, mon oeuvre, ce que j'ai ressenti à Auschwitz... Mais, c'est plus fort que moi, j'ai juste laissé mes doigts courir sur le clavier. Ici aussi il pleut.

Bises.

Nathalie.

 

VENDREDI 8 AVRIL, D'INATTENDUES REACTIONS

            16 heures, visiblement très émus, les élèves entrent en classe, ils sont tous là, même ceux qui ne sont pas en 1ère L. L'un deux s'approche, un bouquet de fleurs à la main : "c'est pour vous remercier madame de nous avoir amené à Auschwitz..." Commencent alors deux longues heures de sanglots. Laurent Delord est là, avec sa caméra. Un à un, les élèves défilent devant son objectif pour dire des choses que je n'avais pas une seconde envisagées.

Nombreux sont ceux qui disent leur désarroi face à l'incompréhension des autres. Ils s'estiment dorénavant appartenir à une espèce de cercle : ceux qui y étaient, ceux qui ont vu, ceux qui savent. Très fréquemment, ils racontent avoir ressenti une violente colère contre leurs camarades qui, n'ayant pas partagé cette expérience avec eux, leurs demandent "alors, c'était chouette Auschwitz ?", "c'était bien ?". Ils se disent outrés que l'on puisse demander de telles choses, tout en admettant qu'ils se sont trouvés injustes de faire de tels reproches. Certains ont pleuré parce qu'ils souffraient de n'avoir pu en parler à qui que ce soit. Ils attendaient avec impatience ces deux heures de cours pour pouvoir enfin en parler "entre eux, qui savent et ressentent la même chose". Un problème identique se rencontre dans les familles. Il y a ceux qui estiment avoir eu de la chance, car ils ont pu parler avec leurs parents. Ils rapportent tous qu'ils ne pouvaient s'arrêter de parler. Les mots étaient intarissables. Les autres, et notamment les internes ou ceux dont les parents n'étaient pas présents pour des raisons professionnelles, concèdent avoir eu une journée de jeudi très éprouvante, tiraillés entre le besoin de parler et la mesure de la difficulté à mettre des mots sur ce qu'ils ressentaient. Pour certains, il est apparu nécessaire de passer alors par l'écrit. Ils ont couché sur le papier ce qu'ils ne pouvaient dire.

Je m'inquiète particulièrement de ce sentiment qu'ils évoquent de se sentir dorénavant coupés des autres. Le travail de restitution s'avère donc indispensable, pour la mémoire de la Shoah, certes, mais aussi et surtout dans le cas présent, pour eux-mêmes. Ils réagissent avec beaucoup de violence aux propos de ceux qui "ont osé" leur affirmer qu'il fallait tourner la page, que c'était du passé, qu'ils avaient eu de la chance de faire ce voyage, mais qu'il fallait passer à autre chose. Résumé, somme toute très normal et compréhensible, de ce que la plupart des parents, désemparés par leurs pleurs, ont pu leur dire. Ils affirment ne pas vouloir tourner la page justement, que c'est trop important. Que l'on puisse envisager que c'est du passé, certes terrible, certes à ne pas oublier, mais que c'est du passé, leur semble obscène.

Au risque de para”tre excessive, à les écouter, j'ai parfois eu l'impression qu'ils étaient dans une perception quasi mystique. Cela est surtout perceptible dans leur indignation consécutive au comportement de certains des élèves de Bordeaux qui ont fait la visite dans le même groupe. L'absence de recueillement, de respect et de manifestation de partage de la souffrance les a profondément choqué. Deux jours après le voyage, les larmes leur montent encore aux yeux à l'évocation de certaines réflexions ou attitudes de ces élèves de Bordeaux.

Il est vrai que certains de ces élèves ont eu un comportement "limite", mais je sais, en tant qu'enseignante, que l'on ne contrôle pas tout, que certains élèves sont pénibles quelles que soient les circonstances et que "l'effet groupe" peut faire que certains deviennent odieux. Je m'attendais même, au sein de cette classe que j'accompagnais, à des comportements qui excèdent les professeurs, mais dont on sait qu'ils sont inévitables (comme, par exemple, l'élève qui regarde sa montre devant les fours crématoires et qui dit "quand je pense qu'à cette heure on devrait être en cours !"). Peut-on réellement leur reprocher ? En ce mercredi 6 avril, j'avoue avoir été très étonnée de n'avoir entendu aucune réflexion de la sorte et très surprise du recueillement avec lequel les élèves ont abordé cette visite. Et pour être parfaitement honnête, j'en ai éprouvé une étrange fierté. "Mes" élèves étaient parfaits !! C'est une classe dans laquelle je suis professeur principale et que, outre l'histoire-géographie, j'encadre en ECJS et en TPE, soit 7 heures par semaine en moyenne. Nos relations sont plutôt très bonnes, j'apprécie tout particulièrement de travailler avec eux et je crois que la réciproque est vraie pour la majeure partie d'entre eux, à la lecture des petits mots qu'ils ont glissés avec le bouquet de fleurs. Peut-être que dans ma relation à la Shoah et ma manière de l'enseigner, je suis allée trop loin. Peut-être me suis-je trop dévoilée, me suis-je montrée trop affectée par mon objet d'étude. J'ai probablement commis une faute en perdant de vue ce qui fait l'histoire. Enclenchant ainsi, des réactions en cha”ne qui échappent à tout contrôle. Je savais que ce voyage les toucherait (sinon, je n'aurais pas monté ce projet) et qu'il apporterait un "plus" à leur cours d'histoire, mais je n'ai pas imaginé une seconde que ce serait de tels flots de larmes, une souffrance si palpable. Je ne sais pas vraiment comment le gérer.

 

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