La déshumanistation


I.La déshumanisation
1.La perte de l’individu
2.Un physique transformé
3.La « mort de l’âme »

II. Comment garder son humanité ?
1.L’indifférence à l’autre
2.Les relations d’amitié
3.Un instant de solidarité


C’est en 1944 que Primo Levi, un chimiste italien est déporté vers le camp d’Auschwitz. Il sera libéré en janvier 1945 par l’armée soviétique.
En 1947, il écrit Si c’est une homme. Pour lui c’est comme une impulsion et c’est avant tout en vue d’une libération intérieur. Au fil des chapitres on assiste à une totale déshumanisation des déportés. Nous nous sommes demandées comment cette déshumanisation se déroulait. C’est ce que nous avons analysé dans une première partie, puis dans une deuxième partie nous nous sommes intéressées au fait que malgré tous les efforts des nazis, il restait une part d’humanité dans les camps.


Tout commence avant la déportation. Dès qu’il est « prisonnier juif » un homme perd tous ses droits. Il est embarqué dans des trains de marchandises, de bestiaux. Ceci est l’initiation qui commence au chapitre 1. Avant l’arrivée au Lager la signification du voyage est la suivante : « en route pour le néant , la chute, le fond » « les nuits étaient d’interminables cauchemars ».Ensuite dans le chapitre 2 on peut lire des expressions comme « c’est cela l’enfer », « désormais, c’est fini, nous nous sentons hors du monde », « sur le seuil de la maison des morts ». C’est-à-dire qu’ils ont touché le fond, comme l’observe l’auteur à la fin du chapitre. On peut également remarquer la question posée par l’officier allemand « wieviel stück ? » qui signifie « combien de pièces ? ». Ainsi, ils ne sont plus considérés comme des hommes. On peut parler d’une chute brutale. Le détenu perd tout, ses vêtements, ses chaussures, sa montre, son argent. Il perd également son nom, le symbole de son identité, qu’on a remplacé par un numéro tatoué sur son bras et dont il ne pourra jamais se détacher. Il est assimilé à du bétail et n’est plus lui-même , il est maintenant un « Häftling anonyme ». Le symbole de cette déshumanisation est Null Achtzen(« zéro dix-huit »), détenu qui n’est désigné que par les trois derniers chiffres de son numéro et qui semble avoir oublié son propre nom. D’ailleurs Primo Levi compare ces hommes à « des dépouilles d’insectes qu’on trouve au bord des étangs, rattachés aux pierres par un fil, et que le vent agite ». De plus, Primo Levi utilise de nombreuses comparaisons pour faire comprendre au lecteur ce que recouvre le mot abstrait de déshumanisation. Notamment, il assimile les détenus à des esclaves, qui, eux aussi n’ont plus de droit ou encore à des animaux. C’est ce qu’on peut voir avec certains mots qui dérivent de leur sens premier comme « essen » qui devient «fressen » et qui, normalement, est réservé aux animaux.
Mais la déshumanisation passe également par le corps. En effet, dès leur arrivée au camp les détenus sont tondus après avoir été déshabillés, ils se ressemblent tous et plus rien de permet de les différencier. A la fin du chapitre 2 Primo nous dit « déjà mon corps n’est plus mon corps », au bout de quinze jours il se considère comme un « spécimen zoologique » et se décrit comme il le ferait d’un animal : « j’ai le ventre enflé, les membres desséchés, le visage bouffi le matin et creusé le soir ;chez certains, la peau est devenue jaune, chez d’autres grise ». Ce sont les effets de la faim. Mais il y a aussi les effets du travail, la fatigue et les plaies aux pieds, puis les effets du manque d’hygiène car ils sont sales, sentent mauvais, ont des poux et des puces. Au chapitre 15, Primo Levi nous décrit précisément leur apparence physique c’est-à-dire que non seulement ils sont répugnants mais ils se sentent ridicules notamment face aux jeunes Allemandes car ils trébuchent dans leurs sabots se grattent sans cesse et vont souvent aux latrines. On peut relever ces expressions de Primo Levi : « Quand à notre odeur, nous y sommes désormais habitués, mais les filles non , et elles ne perdent pas une occasion de nous le faire comprendre », « …ne nous adressent pas la parole et font la moue quand elles nous noient nous traîner à travers le laboratoire, misérables, crasseux, gauches, et trébuchant sur nos sabots ».
Les détenus sont méconnaissables de jour en jour comme le montre la citation suivante :  « quand nous restons trois ou quatre jours sans nous voir, nous avons du mal à nous reconnaître… ». Le travail de déshumanisation des camps aboutit à « la mort de l’âme ». Dans le Lager, il n’y avait pas de solidarité, aucune conscience morale. C’est ce que nous montre le chapitre 8 « En deçà du bien et du mal ». Ce titre est une allusion ironique au livre de Nietzsche Par delà le bien et le mal où le philosophe y fait le portrait d’un «surhomme » délivré des valeurs morales. Primo Levi nous montrer ici des « sous-hommes » contraints de renier leur propre morale pour pouvoir survivre. Au Lager, toutes les valeurs sont inversées ; l’homme que l’on admire , c’est « l’organisator », c’est celui qui a réussi à se débrouiller à force de ruse et bien souvent, en écrasant les autres. Dans les Naufragés et rescapés, Primo Levi dit des survivants que « presque tous se sentent coupable d’avoir manqué au devoir de solidarité ». En effet, au Lager les appels à l’aide sont rarement entendus car on est trop préoccupé par se propre survie. On ne se préoccupe pas de la souffrance de l’autre. Lors de la pendaison de l’un d’entre eux, personne ne réagit. De même lors de la sélection d’octobre 1944, car Primo Levi ne ressent aucune émotion sur le moment en pensant qu’un autre a été pris par erreur à sa place. La maladie et la mort de l’autre peut même devenir une chance, qui permet de se procurer des vêtements, des chaussures ou de la nourriture. On assiste réellement à la perte de l’humanité. L’auteur, au chapitre 16, écrit « Détruire un homme est difficile, presque autant que de le créer : cela n’a été ni aisé, ni rapide, mais vous y êtes arrivés, Allemands ». L’être humain est caractérisé par le fait d’être touché par la souffrance ou la mort d’autrui. Mais à l’intérieur du Lager, il n’y a aucune pitié, autant de la part des SS que des détenus. Lors de l’arrivée au camp, les premiers coups ne sont pas donnés par les SS mais par les plus anciens dont on attend un minimum d’aide. De plus, les SS interviennent peu dans le récit et la plupart des agressions est commise le plus souvent par les « camarades ».

Cependant la déshumanisation est bien du côté des bourreaux nazis ; les rituels de survie des détenus cherchent à en contrer les effets.

Primo Levi nous dit dans le chapitre 8, qu’il est impossible de juger les détenus car nous ne pouvons pas nous mettre à leur place. Il n’y a pas de règles pour garder son humanité, personne ne peut connaître ce que deviendra un homme dans de telles conditions. Nous ne pouvons pas, dans nos conditions habituelles, qualifier quelqu’un de juste ou injuste, de bien ou de mal.
Les détenus étaient obligés par la vie qu’ils avaient, d’avoir une certaine indifférence face aux autres, et c’est grâce à cela que certains ont pu revenir vivants. La solidarité a disparu peu à peu. Les détenus deviennent des concurrents pour pouvoir vivre. Ils ne ressentent plus de pitié envers les autres détenus qui les entourent. Les vrais coupables sont ceux qui ont participé au système. Comme Primo Levi le dit dans l’Appendice, ce sont ceux qui ne nous voulaient pas savoir.
L’auteur ne peut se pardonner d’avoir eu une telle indifférence à l’égard des autres. Pourtant, la mort d’un autre pouvait être une occasion de vivre. Comme par exemple, lors de la grande sélection d’octobre 1944. Ici, le narrateur pense que quelqu’un d’autre a été pris à sa place :  « Je ne sais pas ce que j’en penserai demain et plus tard ; aujourd’hui, cela n’éveille en moi aucune émotion particulière. » Celui qui regarde l’autre comme une chose, en est une aussi.

«  Le sentiment de notre existence dépend pour une bonne part du regard que les autres portent sur nous ». Primo Levi dans le dernier chapitre. Seules les relations avec d’autres peuvent aider à rester des hommes. Comme par exemple Lorenzo, qui en donnant de la soupe et du pain montre son humanité. Il aide plusieurs détenus. Cet homme fait preuve d’un certain héroïsme, car s’il se faisait prendre à aider les détenus, il devrait subir leur sort. Pour le remercier, Primo Levi lui a même dédié un recueil intitulé Lilith.
Autre exemple avec Jean, dit le « Pikolo ». Il était chargé des petites taches et avait su gagner la confiance du kapo Alex. Il se servait de son statut pour pouvoir aider les autres, « les non privilégiés ». Primo Levi lui donne même des leçons d’italiens.
Et bien sur, Alberto, le meilleur ami du narrateur. Malgré la vie au camp, où il a su s’adapter, il reste un homme libre. L’émotion apparaît lorsque que Primo Levi parle de son souvenir : « si proche et si cher » .
Primo Levi, à la fin du livre, dit qu’il se sent plus humain, grâce à deux français, Charles et Arthur, qui ne se préoccupent pas que d’eux mêmes : « J’écoutais avec passion Arthur qui racontait les dimanches de Provenchères dans les Vosges, et Charles pleurait presque quand j’évoquai l’armistice en Italie ». Les hommes les écoutaient parler alors qu’il ne comprenaient même pas leur langue.
La morale, qui peut être tirée du livre : rester humain tout seul est impossible, c’est l’attention à et de l’autre qui est la responsable de notre humanité.

Dans ce monde fermé, où personne ne se préoccupe de l’autre, il se manifeste parfois un espoir d’humanité, un peu de solidarité. En effet, Primo Levi apprécie la leçon de Steinlauf ( ex-sergent de l’armée austro- hongroise).Cet homme insiste pour se laver tous les jours malgré l’absence de savon. Il s’adresse au narrateur avec un certain ton qui rappelle celui de l’armée .Ses paroles expriment une morale sérieuse. Primo Levi retiendra quand même le plus important de cette leçon de Steinlauf : la meilleure méthode de résister est de refuser de devenir comme des bêtes. «  Vouloir survivre pour raconter, pour témoigner » .
Il y a aussi Kraus. Lorsque le narrateur aperçoit « le regard de l’homme Kraus », il cache ses sentiments, mais le considère comme un HOMME. En lui répondant, il nous montre qu’il y a encore de l-humanité en lui. Pour lui : « un fait important dont il est significatif  que je le raconte maintenant, comme il est significatif, et pour les mêmes raisons sans doute, qu’il se soit produit à ce moment-là ».
A l’intérieur du camp, il manque énormément de choses aux détenus : leur famille, ou encore un bon lit. C’est pour cela qu’ils expriment leurs envies à travers des rêves. Cependant, ces moments d’humanité sont très courts car ils sont très vite replongés dans la réalité du Lager. Le présent s’impose : la faim, le froid et la pluie.
Enfin, Lorenzo, donne ce qui manque cruellement aux détenus, c’est à dire de la nourriture, de la chaleur, mais aussi et surtout de l’humanité : «  c’est à lui que je dois de n’avoir pas oublié, que moi aussi j’étais un homme. »
A travers Si c’est un homme de Primo Levi, on observe une déshumanisation, une perte totale d’humanité. Mais dans la solidarité oubliée et l’entraide quelque peu évaporée il reste encore une lueur d’espoir pour Primo qui a rencontré des prisonniers qui croyaient encore à la vie. Ceci a aidé l’auteur, les autres détenus, et de le savoir nous aide peut-être nous aussi…