Les prisonniers à première vue, semblent être tous les mêmes, dans la souffrance et dans l’atrocité du camp. Mais, ce n’est qu’une première vue, car en les observant bien, d’énormes différences existent entre eux. Dans les Naufragés et les Rescapés, le dernier livre de Primo Levi, celui ci fait remarquer que dans le Lager, il n’y avait pas que les victimes et les bourreaux. Etre les deux, une « zone grise » qui est composée de bourreaux qui étaient plus ou moins victimes, et de victimes qui étaient plus ou moins bourreaux existait. Tous les prisonniers n’étaient pas au même niveau, seuls pouvaient espérer survivre ceux qui avaient compris le fonctionnement absurde du camp, les autres étaient irrémédiablement condamnés à mort, les Naufragés. Mais cette distinction n’en appelle t’elle pas une autre ? Le Naufragé n’est-il pas celui dont le camp peut détruire toutes les valeurs morales en le laissant survivre. C’est pourquoi nous verrons dans un premier temps les Naufragés et les damnés, puis dans un second, les Rescapés et les élus, pour finir par la véritable vision de Primo Levi, c’est à dire le renversement.
Dans cette première partie, nous étudierons tout d’abord qui sont les Damnés puis qui sont les personnages de Damnés dans le Lager.
Les Naufragés ou Damnés, dit Musulmans (en Allemand Muselmann) sont les détenus les plus affaiblis.
Au Lager, un homme normal, quand il arrive au camp, semble impitoyablement condamnés, car pour sombrer, cela peut paraître dérisoire, mais il lui suffit de ne pas se révolter, d’obéir aux ordres, et de se contenter de la ration habituelle. Dans les camps, tout était fait pour détruire les prisonniers. Les Naufragés ou Damnés représentent le stade extrême de la déshumanisation avant la mort : ce sont des « hommes vides » ni vivants ni morts, des « non hommes » qui ont perdu la pensée. Ils ne se parlent plus, ne prennent plus aucune initiative, même pour s’alimenter. Ils se contentent de survivre sans l’ombre d’un espoir… Ce ne sont plus des être humains à part entière, mais simplement des êtres qui essaient de survivre dans un monde impitoyable…
Le surnom de Musulmans qu’on leur attribué n’est pas facile à expliquer. Primo Levi le reconnaît lu même, il n’en sait ni l’origine, ni la signification. Des explications ont été donné mais qui ne sont pas satisfaisante pour Levi : ce terme pourrait faire allusion au prétendu fatalisme de l’Islam, ou encore à la silhouette décharnée et voûtée des « musulmans » souvent enveloppés dans une couverture qui évoquait les nomades dans le désert.
Différents personnages de naufragés apparaissent dans l’œuvre de Primo Levi.. « Null Achtzehn », on ne lui connaît pas d’autre nom, il n’existe plus que par les derniers chiffres de son matricule 018. Le camp a eu un effet, nocif. « Sa voix, son regard donnent l’impression d’un grand vide intérieur, comme s’il n’était plus qu’une simple enveloppe, semblable à ces dépouilles d’insectes qu’on trouve au bord des étangs, rattachées aux pierres par un fil, et que le vent agite. » . Il est très jeune, donc ce qui est dangereux pour lui , car il supporte moins bien les privations que les adultes, et parce qu’il devient indifférent à son sort, qu’il ne se souci plus d’éviter la fatigue et les coups, ni de chercher de quoi manger. Il exécute tous les ordres qu’on lui donne, et il est fort probable que lorsqu’il partira pour les chambres à gaz, il ira avec la même indifférence. Il travaille tant qu’il en a la force, et puis il s’écroule d’un coup .Dans ces conditions, personne ne veut travailler avec lui et donc il se retrouve seul , il travaille plus que les autres : tous ces éléments font de lui un compagnon dangereux pour tous c’est pour cela qu’il est exclu.
Kraus : il est hongrois, il comprend très mal l’allemand et ne connaît pas un mot de français. Il est long comme une perche, il porte des lunettes et il a un drôle de faciès étroit et un peu tordu ; quand il rit (il rit souvent), on dirait un gamin. Il travaille trop, et avec trop d’énergie. Il n’a pas appris l’art dissimulé de tout économiser, le souffle, les gestes, et même les pensées. Il ne sait pas encore qu’il vaut cent fois mieux être battu, parce que généralement les coups ne tuent pas alors que le travail si, et d’une vilaine mort, lorsqu’on s’en aperçoit il est déjà trop tard. Il pense peut-être…mais non, le pauvre Kraus, il ne pense rien du tout, c’est seulement son honnêteté stupide de petit employé qui le poursuit jusqu’ici, et qui lui fait croire qu’ici c’est comme dans la vie normale, où il est honnête et logique de travailler, et même avantageux, puisque comme chacun sait, plus on travaille, plus on gagne et plus on mange(p206-207). Primo Levi montre à travers ce personnage le fonctionnement absurde du camp. Kraus est condamné car il n’a pas compris qu’il faut se préserver : travailler du mieux que l’on peut ne sauve pas mais détruit les déportés. Kraus mourra de ne pas l’avoir compris.
Dans cette deuxième partie, nous verrons qui sont les Rescapés et les personnages de Rescapés dans le Lager.
A l’origine sont appelés rescapés ceux qui avaient compris qu’obéir aveuglément aux ordres causerait leur perte, et qui n’ont pas hésité à sombrer dans la corruption et user de malhonnêteté pour survivre. Le rescapé était craint, respecté, il lui était de ce fait plus facile de survivre que pour un « naufragé », qui se laisse écraser sans rien dire. C’est d’ailleurs ce qu’explique Levi p135-136 : « Si quelqu’un, par un miracle de patience et d’astuce, trouve une combien pour échapper aux travaux les plus durs, un stratagème qui lui rapporte quelques grammes de pain supplémentaire, il gardera jalousement son secret, ce qui lui vaudra la considération et le respect général, et lui rapportera un avantage strictement personnel ; il deviendra plus puissant, on le craindra, et celui qui se fait craindre est du même coup un candidat à la survie. » En effet quand l’opportunité leur était donné de d’utiliser un « talent », un don pour une ration supplémentaire de pain, ils n’hésitaient pas quand il y avait un quelconque « profit » à en tirer : « Qu’on offre à quelques individus réduits en esclavage une position privilégiée, […] il se trouvera toujours quelqu’un pour accepter. Cet individu échappera à la loi commune et sera intouchable. ; il sera donc d’autant plus haïssable et haï que son pouvoir gagnera en importance. Qu’on lui confie le commandement d’une poignée de malheureux, avec droit de vie ou de mort sur eux, et aussitôt il se montrera cruel et tyrannique, parce qu’il comprendra que s’il ne l’était pas assez, on n’aurait pas de mal à trouver quelqu’un le remplacer. » p140. Mais là où certains pourraient voir une révélation de la véritable nature de l’homme, il est important de nuancer. Si ces rescapés ont agi de la sorte, ce n’est pas forcément qu’ils sont mauvais dés l’origine. C’est ce que Primo Levi appelle une conclusion « simpliste ». En fait, il n’y a pas de conclusion rigoureuse à tirer de cela, si ce n’est que « sous la pression harcelante des besoins et des souffrances physiques, bien des habitudes et bien des instincts disparaissent. »
Levi approfondi cette notion de « rescapés » en nous livrant quelques exemples concrets.
Primo Levi nous donne dans son témoignage plusieurs exemples d’élus. Les quatre principaux sont Schepshel, Alfred L, Elias et Henri (à la page 143) nous apprenons du premier qu’il vit au Lager depuis déjà quatre ans. Il a donc une bonne expérience du camp. Tout au long de la page 143 nous voyons ses méthodes de survies à savoir qu’il vole des balais de la Buna pour les revendre au Belockältester, il sait fabriquer des objets avec des matériaux de récupération et que parfois il chante et danse pour divertir les ouvriers Slovaques en échange d’un peu de soupe.
Contrairement à Schepshel qui vole, Alfred L lui se donne une allure de Prominent grâce à une tenue très soignée : « son visage et ses mains étaient toujours parfaitement propres, il avait la rarissime abnégation de laver sa chemise tout les 15 jours […] ; Alfred L possédait une paire de socques pour aller à la douche , et son costumes rayé, propre et neuf, semblait taillé sur mesure » (page 144-145). Il se prive de nourriture pour acheter de quoi soigner son apparence et ainsi ne pas être confondu avec les autres ; et cela va marcher, car lors de l’examen de chimie il sera retenu et nommé technicien en chef du kommando.
Le numéro 141565 Elias Lindzin est, comme le dit Primo Levi, un nain, dont la musculature est très développée. Il travaille dur et avec une habilité sans pareil. Il est totalement l’opposé des Damnés « je ne l’avais jamais vu se reposer, je ne l’avais jamais vu silencieux ou immobile » (page 148). Il vole aussi quelques objets et il amuse des personnes du camp « de ses talents » et attire le respect d’autres élus. Au Lager Elias prospère et triomphe. C’est un bon travailleur et un bon organisateur, qualités qui le mettent à l’abri des sélections et lui assurent le respect de ses chefs et de ses camarades. Il transforme le travail en spectacle, attire l’attention sur lui par ses acrobaties et ses tours de force. Son comportement est celui d’un fou : l’était il avant d’être dans le camp ou bien le camp l’a t’il rendu fou ? Par ce personnage, Primo Levi nous amène a réfléchir sur la véritable nature « des élus » : on ne survit pas Auschwitz sans faire de concessions au camp.
Enfin, Henri a un passé au camp « son frère est mort la Buna » ( p :152). Selon lui il n’y a que trois méthode de survie : « L’organisation, la pitié et le vole » (p :152). Henri détient une grande capacité d’influence grâce à son discours, et se sert de ce moyen pour attirer la grâce des autres. Il est en fait un grand manipulateur, c’est pourquoi Primo Levi le compare au « serpent de la Genèse ». Cette vision négative montre elle aussi que survivre à Auschwitz détruit presque plus que la véritable mort.
Primo Levi a sa propre vision du camps, il pense que les musulmans deviennent des privilégiés et que les rescapées deviennent naufragés.
On ne pense pas que les musulmans puissent devenir des privilégiés car ce sont des hommes qui ne réussissent pas à s’adapter au camp. Ils ne cherchent pas à survivre, ce sont des hommes qui ont perdu la pensée. Ils ne prennent aucune initiative dans le camp. Ils obéissent aux ordres, respectent les règles et se contentent des rations, c’est comme cela qu’ils sombrent. Cependant pour Primo Levi, le musulman est un élu car il reste étranger à « la folie géométrique » du camp concentrationnaire ce qui concerne beaucoup de personnes dans le camp « une masse anonyme, toujours renouvelée et identique. »
Les rescapés, eux, ont vécu l’enfer du camps jusqu’à la libération de celui-ci. Qui est le plus inhumain, les musulmans ou les rescapés ? A première vue les rescapés semblent les plus humains car ils conservent leurs identité et leurs histoires, mais à quel prix ? Ils ont perdu leur humanité, Primo Levi lui essaie de retrouver son humanité par son témoignage. Il veut se réapproprier le je dont il a été dépouillé et donner rétrospectivement un sens humain de sa survie au lager. Se vouloir le porte-parole de ceux qui sont morts, c’est affirmer en temps qu’être humain qu’on est capable de solidarité et de mémoire.
Dans son dernier livre Naufragés et Rescapés, il a écrit : « les pires survivaient, c’est-à-dire les mieux adaptés, les meilleurs sont tous morts », cette phrase montre bien le renversement, la vision de Primo Levi.
Nous pouvons donc conclure, en disant que Primo Levi avait une première vision des choses. Celle qui dit que les naufragés sont ceux qui meurent et que les rescapés sont ceux qui vivent. Mais ils y a ne deuxième version, qu’il n’a plus jamais quittée, qu’il considère comme le seule et unique signification. Pour lui, les naufragés sont en réalité ceux qui ont survécu, ceux qui ont été déshumanisés, ceux qui ont souffert encore et encore en sortant de l’horreur du Lager, alors que les élus sont ceux qui sont mort, ceux qui n’ont pas eu besoin de souffrir une deuxième fois en devant raconter ce qui leur est arrivé, ceux qui n’ont pas eu besoin d’avoir peur des réactions de leur entourage, ou même des autres personnes du monde. Primo Levi nous dit donc que les Naufragés gardaient une forme de pureté car eux n’ont pas été déshumanisés.
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