Si c’est un homme : Le fonctionnement du Lager.


Introduction :

Le Lager apparaît comme une réalité cauchemardesque sans aucune communication avec le monde extérieur. A travers cet exposé, nous nous pencherons sur son fonctionnement, puis sur le témoignage de Primo Levi et, pour finir, sur son absurdité.

Le lecteur pris à parti : shema

Lors du mois de janvier 1946 Primo Levi a écrit quatorze poèmes dont l’un s’intitule « Si c’est un homme » poème qu’il a en ensuite appelé Shemà. C’est d’ailleurs ce poème qui a donné son titre au livre. Il s’inspire de la Bible et nous fait part des intentions de l’auteur dans le récit qui suit. Bien que Primo Levi ne soit ni croyant ni encore moins pratiquant dans Si c’est un homme la bible apparaît comme le texte de référence. C’est pourquoi nous allons tout d’abord étudier les références bibliques présentent dans le récit, par la suite nous allons voir comment est structuré le poème et enfin à qui s’adresse Primo Levi dans son récit.

La première référence biblique est dans le titre du poème. En effet « Shemà » en Hébreux signifie « Ecoute ». C’est le premier mot que les juifs pratiquants récitent chaque jour « Shemà Israël » « Ecoute Israël ». Le début du shemà fait référence au moment où Moïse énonce les Dix Commandements, et qu’il ordonne de ne jamais les oublier, de les graver dans son cœur et de les transmettre aux générations suivantes. Primo Levi fait de même en s’adressent aux lecteurs il leur donne deux impératifs vers 5 « Considérez Si c’est un homme » et vers 15 « N’oubliez pas que cela fut ».
La deuxième référence à la Bible est l’Exode la longue errance des Hébreux d’Egypte à la Terre promise. Pour lui Auschwitz est vécu comme un nouvel exode du peuple juif. Sa déportation lui fait vivre d’une nouvelle manière son appartenance au judaïsme qu’il considère comme une fierté. En effet lors d’une arrestation de résistants il se déclare juif pour éviter la mort et est alors déporté à Auschwitz.
Plus loin dans son récit il évoque la tour de Babel qui dans la Bible était l’époque où les hommes parlaient tous la même langue et ils voulaient bâtir une tour pour toucher le ciel. Dieu voulant les punir de leur fierté brouilla leur langue. Les langues brouillées, la communication est alors impossible, c’est le cas dans tous les camps et particulièrement au camp de Monowitz où la tour est rapprochée de celle de Babel.
La Bible dans le récit apparaît donc bien comme un texte de référence. Il y a également dans son poème des allusions bibliques c’est ce que nous allons voir dans la structure du shemà.

Le poème est construit en trois strophes. Les deux premiers vers marquent l’opposition de la vie des « hommes normaux » à celle des déportés. Le repos, la sécurité, la chaleur, la nourriture et l’amitié établissent la vie des uns tandis que les autres subissent la fatigue, le froid, la faim, la solitude et sont tous les jours confrontés à la mort et se battent pour que cela ne leur arrive pas. Toutes ces conditions mènent l’homme qui est entré dans le camps à sombrer dans l’animalité.
La dernière strophe cite les termes du texte biblique. Moïse avait dit
« seront présentes à ton cœur » « tu les répéteras à tes fils » «  tu les diras quand tu resteras chez toi et quand tu marcheras dans la rue » « quand tu seras couché et quand tu seras debout ». Primo Levi a repris ses paroles « Gravez ses mots dans votre cœur » « Répétez-les à vos enfants » « Pensez-y chez vous et dans la rue » « En vous couchant, en vous levant ». Les trois derniers vers reprennent les thèmes de la première strophe (la maison, la sécurité et la famille). L’impératif donné «  N’oubliez pas que cela fut » met l’accent sur le devoir de mémoire et de transmission de chacun. L’horreur des camps ne doit pas être un simple souvenir évoqué de temps en temps. Son poème est un appel à la mémoire et à la réflexion.
Si aujourd’hui Primo Levi en appel à la mémoire pour que cette atrocité se reproduise pas, il a tout d’abord fallu la raconter ce qui n’a pas été chose simple. En effet ce n’est que lors de la deuxième parution de son récit que Primo Levi fut lu, les gens voulaient oublier la dure période qu’ils venaient de traverser ce qui fait que les déportés survivants des camps étaient porteur d’un message et d’une histoire que personne n’était encore prèt à entendre, alors que son récit est adressé à plusieurs destinataires.

Tout d’abord aux personnes n’ayant pas vécu l’horreur des camps et qui ne peuvent pas s’imaginer l’enfer de leur vie à l’intérieur et à ceux qui ne veulent pas savoir. Les SS expliquaient que si certains déportés survivaient personne ne croirait leur histoire. Et c’était le cauchemar de chaque déporté et également de Primo Levi, cette crainte apparaît dans son cauchemar où il se trouve au milieu de ses amis et de sa famille et que personne ne l’écoute. Avec la première publication sans succès de son récit c’est un peu comme si ce cauchemar s’était réalisé et ceci se confirme avec la montée du négationnisme.
Puis aux Allemands, après qui il n’éprouve aucun ressentiment. Il vise les « bons citoyens » qui veulent oublier volontairement. Il veut donc leur faire savoir ce qu’ils refusent d’entendre. Après la traduction de son livre en allemand il put enfin finir d’achever son deuxième livre La Trêve.

Malgré une structure apparemment simple, Si c'est un homme se révèle être un récit structuré et organisé, où, le présent tient une place importante.
On remarque tout d'abord que ce livre semble être né de la retranscription hâtive et désordonnée des souvenirs de l'auteur, en commençant par les plus récents, car généralement, les textes publiés après la libération du camp étaient rédigé très vite sans aucune recherche d'effets littéraires. D'ailleurs, Primo Levi en avertit le lecteur dans la Préface : " les chapitres en ont été rédigés non pas selon un ordre logique mais par ordre d'urgence". Mais l'ordre dans lequel les chapitres ont été placé s'avère plus rigoureuse que ne le prétend l'auteur. Tout d'abord, on constate la présence d'un chapitre de départ et d'arrivée dans le camp (chapitre 1 :"Le voyage" ; chapitre 2 : "Le fond") et de plusieurs chapitres d'initiation à la vie de ce camp dont un s'appelle d'ailleurs Initiation (chapitre 3), (chapitre 2 à 9). Cependant le chapitre 9 est particulier car il annonce le fonctionnement du camp où les déportés se distinguent en deux parties ; il y a les élus d'un côté, c'est ceux qui meurent dans le camp et les damnés de l'autre, c'est ceux qui survivent au camp. Mais comme le montre les noms utilisés pour les qualifier, ce sont les élus qui sont les vraies victimes car ils n'ont pas survécu. Puis, on remarque que dans certains chapitres, on passe de l'espoir au désespoir notamment au chapitre 11 "Chants d'Ulysse" ,qui souligne une note d'espoir qui se voit détruite au chapitre suivant "Octobre 1944" avec la grande sélection, puis qui se poursuit avec la pendaison d'un détenu au chapitre 16 "Le dernier". Cependant, l'espoir semble renaître à la fin du livre dans le dernier chapitre "Histoire de dix jours", lorsqu'on voit apparaître un retour d'humanité chez les détenus. D'ailleurs, on peut remarquer que la structure de ce chapitre se distingue des autres ; en effet, il revêt la forme d'un journal.( c'est ce que Primo Levi a écrit en premier.) De plus, on constate qu'il y a un changement de personnages ; Alberto a disparu lors de la marche d'évacuation le 17 janvier 1945 avec 20 000 autres détenus provenant de différents camps , mais de nouveaux personnages apparaissent notamment Charles et Arthur qui avec Primo Levi vont tous faire pour qu'eux et tous les malades présents dans l'infirmerie restent en vie.
Puis on remarque que ce livre présente une majorité écrasante du présent. Pourquoi? Tout d'abord car il s'agit d'un présent de narration qui rend les événements plus actuel et souligne que pour les anciens détenus, le Lager est toujours là, il est présent toutes leurs vies tel un fantôme qui les hanterait. Mais c'est aussi le présent dans lequel sont prisonniers ces détenus, ils ont perdu tout repère temporel et toute maîtrise du temps. C'est ce que montre le chapitre 2 "Le fond", lorsque le détenu se voit attribuer un tatouage au détriment de sa montre. Cet épisode symbolique souligne bien que désormais ni passé ni avenir n'a d'importance. Ainsi, toutes les journées et toutes les nuits s'enchaînent et se ressemblent comme le souligne le chapitre 5 "Nos nuits" et 6 "Le travail" car désormais, la vie dans le camp n'est plus qu'une question de pure survie biologique

Si c’est un homme est une œuvre, écrite à la première personne du singulier :elle semble être une autobiographie. Primo Levi y raconte ce qu’il a vécu dans le Lager…vécu et vu. C’est donc bien plus qu’une autobiographie, cet ouvrage est un témoignage, où le je est égal à nous. Nous étudierons donc d’abord le je qui n’est pas autobiographique, puis le retour de l’identité et enfin le je de l’écrivain.
Primo Levi se décrit brièvement avant son arrestation : « J’avais vingt-quatre ans, peu de jugement, aucune expérience. »p11. Puis, nous plongeons dans l’univers du Lager, où il n’existe plus de passé, où le futur se résume à la survie immédiate…ou à la mort. Le sujet est dépouillé de tout histoire individuelle. Il ne devient plus qu’un numéro, et se pers dans une masse de milliers d’autres personnes devenues anonymes par la folie des hommes. Dans le Lager, il n’y a plus de passé. Tous les souvenirs sont oubliés car ceux-ci sont souvent accompagnés de souffrance : c’est comme si la personnes n’avait eu aucune vie en dehors du Lager. Il n’a plus de futur non plus : comme cité précédemment, la perspective de l’avenir est le lendemain : survivre ou mourir. Si c’est un homme n’est donc pas une autobiographie, car le récit de l’auteur nous enferme dans le Lager, et uniquement dans le camp. Le but de l’auteur est d’ailleurs de témoigner, c’est un besoin vital. Il veut transcrire chaque détail, chaque humiliation vécue, pour lui…et pour les autres. Si le récit débute par un je : « J’avais été fait prisonnier… », il devient très vite secondaire et se transforme en nous. Il exprime la solidarité dans la souffrance et le deuil, notamment lorsqu’il évoque la « première sélection » : « Ainsi disparurent, en un instant, par traîtrise, nos femmes, nos parents, nos enfants. » Bien qu’il n’ait ni femme, ni enfant, il témoigne ainsi sa compassion et son appartenance à un peuple persécuté. Mais dans le Lager, le nous est un on : c’est une masse de personnes anonymes, inconnues. Dans le chapitre 16 ne demeure plus qu’un seul homme capable de dire je : « le dernier ».
Il arrive pourtant que malgré toutes ces humiliations pour rendre chaque personne dépourvue d’identité, que cette identité se manifeste. Par exemple, lorsque le détenu se retrouve à l’infirmerie, le « mal de la maison »surgit : « […]nous nous apercevons avec stupeur que nous n’avons rien oublié, que chaque souvenir évoqué surgit devant nous avec une douloureuse netteté. ».Il n’avait aucun moment de répit auparavant : il avait faim, soif, froid, il était fatigué, réduit à l’état d’une « machine », qui ne reproduisait plus que des gestes mécaniques. En se retrouvant à l’infirmerie, il a eu du « repos »…ce qui a permis à ces souvenirs de ressurgir. Il compare même celui qu’il était l’année précédente à celui qu’il est aujourd’hui : «De ma vie d’alors il ne me reste plus aujourd’hui que la force d’endurer la faim et le froid ; je ne suis plus assez vivant pour être capable de me supprimer. » ce qu’il fait aujourd’hui n’est plus que mécanique et sans espoir d’être changer. Mais c’est surtout dans le chapitre 10 et 11, lors de l’examen de chimie, angoissant et humiliant, qu’il retrouve son identité : il n’est plus le détenu qui meurt de faim et de fatigue, mais redevient, pour un court instant, le chimiste qu’il était : aussi, quand on l’interroge, son savoir est toujours intact et il en est étonné : « Et pourtant c’est bien moi, le diplômé de Turin .». Dans le chapitre 11 « Le chant d’Ulysse », le narrateur évoque des souvenirs avec Jean le Pikolo, sans souffrance : « Nous parlions de chez nous ; de Strasbourg et de Turin, de nos lectures, de nos études , de nos mères[…] ». Et pourtant, chacun de ses retours à l’identité va être brisé par une humiliation, qui coupe non seulement ses moments plutôt paisibles et humains, mais surtout va le renvoyer à sa condition dans le Lager :condition de sous-homme, comme lorsque Alex, le kapo, s’essuie sur lui après l’examen de chimie. A la fin du « Chant d’Ulysse », la mer, qui symbolise l’univers du Lager, se referme sur les deux amis et les engloutit.
Le je, en plus d’être une victime, est aussi(et surtout) un observateur. On a reproché à Primo Levi d’être froid. Il a, en effet, utilisé des termes chimiques pour décrire la vie du camp, et dans aucun passage du texte(ou peu) Primo Levi n’a vraiment fait part de son sentiment. Il a décrit la barbarie du Lager en utilisant les termes de son ancien métier : ainsi, les hommes ne sont plus que des corps lors d’une réaction chimique. Les juifs sont présentés comme « le produit par excellence de la structure du Lager allemand ». Pourtant, pour Primo Levi, le chimie, la science, n’est pas quelque chose de « froid » : c’est avant tout un moyen de comprendre avant de juger…comprendre, quelque chose auquel on n’est pas indifférent. C’est aussi une manière de réagir, dans cet endroit insensé et peut-être de se sauver lui-même. On retrouve parfois le je au présent de l’écriture. Il est alors l’auteur, redevenu un homme libre et racontant ses souvenirs. Par exemple, lorsqu’il fait part de la mort de ses compagnons de voyage, emporté dans les chambres à gaz : il l’ignorait alors. Il ne l’a su qu’à sa sortie : « Ce qu’il advint des autres, femmes, enfants, vieillards, il nous fut impossible de le savoir[…]Aujourd’hui pourtant, nous savons[…] »Parfois, le « aujourd’hui » est celui du Lager, alors que l’auteur écrit quand il en est sorti. On retrouve le je de l’écrivain surtout dans deux cas :
-Lorsqu’il s’adresse au lecteur : « Nous savons, en disant cela, que nous serons difficilement compris… »ou bien encore « Nous voudrions dès lors inviter le lecteur à s’interroger[…] ».
-Dans l’autre cas où le je s’exprime, c’est lorsque éclate-rarement- son indignation et sa souffrance : « […]c’est sur un tel acte qu’aujourd’hui je le juge, lui et Pannwitz, et tous ses nombreux semblables, grands et petits, à Auschwitz et partout ailleurs. »
L’auteur a donc écrit cet ouvrage tout d’abord par besoin, puis pour instruire, décrire ce qu’il s’est passé, pour qu’on ne l’oublie pas, pour que cela ne se reproduise pus jamais.

Conclusion :

On constate donc en fin d’analyse que Si c’est un homme est un récit unique, tout d’abord par la présence du poème Shèma placé en tête du livre, qui tout en s’inspirant de la Bible, nous indique les intentions essentielles de l’auteur dans le récit qui va suivre ; puis par sa structure et sa composition complexe et enfin par la présence du je qui n’est que secondaire car ici, il s’agit avant toute chose d’un témoignage où le je est inséparable d’un nous.