Né en 1927 à Francfort mais de nationalité franco-américaine, Marcel Ophuls est un des rares cinéastes dont l’œuvre a révolutionné le regard collectif sur le XXe siècle : son film Le Chagrin et la pitié a permis une révision complète de notre perception de l’Occupation et plus largement, a ouvert la voie à une vision critique de l’histoire contemporaine, à travers une écriture pluraliste et dialectique. En outre, aucun des grands films sur la Shoah, à commencer par celui de Claude Lanzmann, n’auraient été possibles si Marcel Ophuls n’avait au préalable énoncé les termes d’un usage performatif du cinéma documentaire, en utilisant l’interview comme un opérateur de récit mémoriel pour rendre visible à l’écran la traque des témoins et l’élucidation des responsabilités. Ophuls a renouvelé l’utilisation des archives et des documents d’époque, avec un art du collage qui évoque moins Godard que les Monty Python. Et il a inventé le genre du documentaire d’investigation, en élaborant de toutes pièces un cinéma démystificateur auquel Michael Moore et les médias indépendants d’aujourd’hui doivent tout.
Pourtant, rien ne destinait le fils du grand Max Ophuls à ferrailler avec l’histoire contemporaine. Parce qu’il a fui Berlin en 1933 et Paris en 1941 dans les valises de son père, parce qu’il a grandi à Hollywood et occupé le Japon pendant son service militaire, parce qu’au fond, il connaît trop bien le tragique de l’histoire et les peines de l’exil, cet admirateur de Lubitsch n’aspirait au départ qu’à une chose : réaliser des comédies sans prétention. Malgré le succès de Peau de banane (1963), il dût rejoindre les producteurs André Harris et Alain de Sédouy à l’ORTF, pour réaliser le magazine Zoom, dont les débats enfumés séduiront la France d’avant 68. Le succès est tel que la direction de la chaîne demande à l’équipe de Zoom de programmer des soirées historiques : ils imaginent deux soirées consacrées à la Crise des Sudètes (Munich 1938 ou paix pour 100 ans). Le ton mordant et irrévérencieux qu’ils emploient marque les esprits, si bien que l’on demande au trio de produire « la suite » : c’est ainsi que commencent les tournages qui devaient aboutir au Chagrin et la pitié. Mais Ophuls, Harris et de Sédouy participent aux grèves de mai et juin 68 et sont donc renvoyés de l’ORTF. Ils finalisent le film depuis la Suisse et l’Allemagne, où ils travaillent désormais. L’ORTF refuse de financer et de diffuser Le Chagrin et la pitié, qui sera achevé en 1969 mais ne sortira dans les salles qu’en 1971, avec un immense retentissement.
Ces événements ont précipité Marcel Ophuls dans une vie d’errance, entre l’Allemagne et les États-Unis : il travaille essentiellement pour la NDR à Hambourg et enseigne fréquemment dans les universités américaines, où son film est très connu. Car dans la France giscardienne, il est victime d’une forme de proscription, d’autant qu’il se bat en justice pour récupérer les droits du Chagrin et la pitié à Harris et de Sédouy, qui se prétendent coréalisateurs du film : il obtiendra gain de cause. Pendant cette période, Ophuls réalise des films documentaires au coup par coup, en fonction des occasions, qui invariablement le ramènent à la période de la Seconde Guerre mondiale. Mais il réaffirme à chaque fois la force de son regard, son style novateur et sa hauteur de vue, notamment à travers les deux monuments que sont Memory of Justice (L’Empreinte de la Justice) en 1976 et Hôtel Terminus – Klaus Barbie, sa vie et son temps en 1988. Moins connus que Le Chagrin et la pitié, ces deux chefs d’œuvre viennent compléter et approfondir le coup de maître de 1971, en explorant les méandres de la responsabilité collective et les haines recuites qui ont conduit au naufrage de l’Europe, ainsi que les compromis douteux qui ont permis sa reconstruction.
Ce film a été réalisé entre Paris, Lausanne et Hambourg, co-produit par la chaîne allemande Norddeutscher Rundfunk, la Télévision Suisse Romande, la Société Suisse de Radiodiffusion et la télévision Rencontre (Lausanne), qui emploie alors André Harris et Alain de Sédouy. L’ORTF refuse de soutenir financièrement et donc de diffuser Le Chagrin et la pitié à la télévision française : Simone Veil, jeune magistrate membre du Conseil d’Administration de l’Office et ancienne déportée, en a fait un combat personnel, estimant que ce film « crache sur la France ». On est encore loin de l’époque réparatrice des Justes… Face à cette hostilité, Harris et de Sédouy ne croient pas que le film puisse sortir en salles. Mais Ophuls parvient à les convaincre, en faisant intervenir son ami François Truffaut. Vincent Malle et Claude Nedjar obtiennent le visa d’exploitation en salles : il tiendra 20 semaines à l’affiche. Si le film a été diffusé à la télévision en RFA dès septembre 1969, en Suisse puis à la BBC, il faudra attendre l’alternance pour qu’il soit diffusé à la télévision française (octobre 1981). Avec le recul, on constate qu’Ophuls ne privilégie pas spécialement les collaborateurs au détriment des résistants : la construction du film est sur ce plan plutôt équilibrée. Selon l’historien Henry Rousso (Le Syndrôme de Vichy, 1987) : « Le film a été une vaste entreprise de démythification volontaire et consciente. Il déplace la caméra, éclairant les zones d’ombre, mais assombrit du même coup ce qui était surexposé. D’où le risque de remplacer une légende par une autre, ce qui s’est effectivement produit : à l’image d’une France unanime dans la Résistance s’est substituée (à tort mais on peut le dire aujourd’hui en toute quiétude) l’image d’une France tout aussi unanime dans la lâcheté. On peut contester et dénoncer cette démythification partiale, et le film a précisément été accablé pour l’avoir entreprise sans hésiter. Mais avec le recul, la critique s’effrite un peu. Le Chagrin s’est voulu un film sur l’Occupation, il n’a jamais prétendu rendre compte en quelques heures de toute la réalité complexe de l’époque, même si, après coup, hommage involontaire, on le lui a demandé. Et paradoxalement, ce sont ses défauts, les questions et les débats qu’ils ont entraînés, qui ont fait du film une référence importante, y compris chez les historiens. »
Au milieu des années 60, l’ORTF se passionne pour les émissions historiques, suite notamment à la réussite de La prise de pouvoir par Louis XIV de Roberto Rossellini. En plus de la série de Jean Chérasse Présence du passé, il faut retenir Histoire de votre temps, une pesante rétrospective réalisée par Roger Stéphane et Roland Darbois, qui retrace l’histoire de la France depuis la Libération avec une grande soumission à l’historiographie gaulliste. Le directeur de la deuxième chaîne Claude contamine demande à André Harris de produire une émission sur la conférence de Munich. Ophuls invente son style : alternance d’interviews (menées avec entrain, pugnacité et une certaine fausse candeur), de vues d’archives (c’est la première fois qu’Adolf Hitler apparaît en son synchrone à la télévision française) et d’extraits de films du patrimoine (ici, Fred Astaire dans un film de George Stevens évoque l’insouciance des Londoniens face au nazisme). Charles Trenet occupe dans Munich 1938 ou paix pour 100 ans la place qu’aura Maurice Chevalier dans Le Chagrin et la pitié : un arrière-plan sonore en contrepoint ironique. Ce n’est pas Edouard Daladier mais Georges Bonnet qui fait les frais du mauvais esprit d’Ophuls : lorsque l’ancien Ministre des Affaires étrangères (qui est aussi l’artisan secret de la démission des Français à Munich) déclare avec aplomb au milieu du film : Ce qui est certain, vous n’avez qu’à regarder les photographies de cette époque, vous verrez, ces photographies sont nombreuses, que nous avons un visage extrêmement triste et tendu, que nous ne sommes pas souriants, mais graves et inquiets, l’impertinent Ophuls illustre cette affirmation avec une photo qui montre Bonnet accueillant Daladier de retour de Munich avec un sourire hilare. L’historienne Annette Insdorf évoque cet effet de contrepied : « Pour Ophuls, toute opinion est partiale. Sa façon de couper un plan procède souvent d’une technique de mise en échec, car il oppose immédiatement à une déclaration un témoignage ou des images prouvant son contraire. »
Pour les vrais connaisseurs, c’est le chef d’œuvre absolu du cinéaste : Ophuls évoque la question de la justice internationale face aux crimes de masse et de guerre, dressant un parallélisme entre l’Allemagne nazie, la France de la Guerre d’Algérie et l’Amérique de la Guerre du Vietnam. Les entretiens sont nombreux et marquants, allant des époux Klarsfeld aux étudiants pacifistes de Princeton, le procureur américain à Nuremberg Telford Taylor étant le principal d’entre eux. Mais apparaissent également deux hauts dignitaires hitlériens condamnés à Nuremberg : Albert Speer et Karl Dönitz. La clarté et la netteté de l’interview de Speer permettent notamment au spectateur contemporain de comprendre le mélange insidieux de courtisanerie et d’aveuglement volontaire qui a permis au pouvoir hitlérien de perdurer malgré ses faillites et son irrationalité. Speer avoue à plusieurs reprises que cette dépendance servile au système hitlérien le hante toujours. Ainsi, au sujet de sa mission d’architecte de Germania, la capitale du Reich millénaire : « Pour un jeune homme, obtenir des chantiers uniques dans l’histoire de l’humanité, par leur technique mais aussi par ce qu’ils représentent, c’est une tentation telle que je ne pouvais les refuser, je crois que je ne pourrais pas même si on me les proposait aujourd’hui. Et même si je savais que les commanditaires de ces chantiers sont mauvais. M.O. – Etiez vous un bon architecte ? A.S. – Ce n’est pas facile pour moi de le dire. Andy Warhol a dit qu’il estime beaucoup mon travail mais mon propre avis est plus négatif. La violence, l’inhumanité, la démesure, tout cela était présent dans l’architecture bien avant que les Juifs soient assassinés. » Ce film pose donc la question de la responsabilité collective face à l’histoire et aux crimes politiques, mais également celle de la responsabilité individuelle face à la barbarie du monde contemporain. C’est le sens de la bouleversante déclaration de Yehudi Menuhin, qui conclut le film : Aujourd’hui, la torture est devenue internationale, les moyens et les méthodes sont fournies par les Etats-Unis et la Russie et elle est pratiquée au Brésil, au Chili… Nous devons combattre le mal universel qui dépasse les frontières et les systèmes. Quand je parle avec des Allemands, mon rôle n’est pas de juger, il faut qu’il y ait des juges, une loi et la loi doit être appliquée, mais je ne suis pas un juge. C’est toujours gênant si le juge n’a pas souffert lui-même des actes qu’il doit juger. Ou s’il a seulement gagné la bataille. Idéalement, le jugement devrait venir de celui-là même qui a commis le crime. »
La génèse de ce film remonte aux premières semaines de 1983, lorsque Klaus Barbie, ancien chef de la Gestapo de Lyon en fuite sous le nom de Klaus Altmann, fait l’objet d’une expulsion vers la France depuis la Bolivie. L’actualité d’un procès programmé en France met à jour les complicités américaines qui ont permis à l’ex-gestapiste de gagner l’Amérique du Sud et Ophuls est approché par le producteur John S. Friedman, qui lui propose de réaliser un film à ce sujet. Il commence à réunir des fonds et se lance dans cette aventure périlleuse sans véritable professionnalisme, malgré les réticences d’Ophuls qui ne voit pas là un bon sujet de film. Pour les deux hommes, le calendrier est infernal : tout dépend des images du procès de Barbie à Lyon, qui est sans cesse repoussé, à tel point que Friedman envisage d’en tourner une version interprétée par des acteurs ! Le procès de Klaus Barbie se déroule finalement du 11 mai au 4 juillet 1987, devant la Cour d’assises du Rhône, à Lyon. Entretemps, Claude Lanzmann a sorti son chef d’œuvre et il est incontestable qu’Hôtel Terminus a été influencé par le film Shoah. Lanzmann témoigne d’ailleurs dans ce film, qui est sans doute celui qui dans la filmographie d’Ophuls qui affronte le plus frontalement la question de l’extermination. C’est aussi celui qui comporte le moins d’images d’archives et un nombre record de témoins, qui déboulent à l’écran dans un savant désordre. Mais le New York Times, Vincent Canby rend très bien compte de la force paradoxale de ce chaos organisé : « Le rythme du croisement des témoins est tel qu’on en vient parfois à oublier l’identité de celui qui parle. A partir d’un certain stade, il semble que le cinéaste s’interviewe lui-même pour faire le point sur l’enquête et repartir avec les idées claires. A d’autres moments, on a l’impression qu’il n’arrivera jamais à tout saisir. Plus il creuse et plus il trouve. » Hôtel Terminus a obtenu l’Oscar du meilleur film documentaire en 1989 à Los Angeles.
Œuvre testamentaire réalisée au moment où Ophuls publie ses mémoires sous le titre Mémoires d’un fils à papa, Un voyageur vient dans les années 2010 apporter une touche de mélancolie à une œuvre fréquemment autofictionnelle : écrit sur le modèle du film de Duvivier Carnet de Bal, cette plongée dans le passé permet au cinéaste de revenir sur sa carrière, ses grandes passions, ses amitiés fondatrices, en particulier celle de François Truffaut, évoqué en compagnie de sa veuve Madeleine Morgenstern… L’histoire du film est comme toujours complexe : il s’agissait au départ d’un projet du réalisateur breton Vincent Jaglin, dont Marcel Ophuls était le sujet. Il en a repris la direction, Jaglin est devenu son assistant, et le projet est devenu une sorte d’autobiographie filmée. Le producteur Frank Eskenazi a permis au film de passer sur Arte, malgré les difficultés posées par le cinéaste qui entendait doubler la durée de la commande initiale, au prétexte que son ami Fred Wiseman avait réussi à passer en force avec la chaîne franco-allemande dans le même contexte. Le film a été sélectionné à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes en 2013. Dans ces confessions souvent tendres et parfois grinçantes, Ophuls se met à nu avec ses failles, ses faiblesses, ses regrets et comme dans November Days, il rend un ultime hommage au génie de son père, figure tutélaire qui est restée pour lui comme une sorte de boussole, aussi bien sur le plan moral et artistique que dans ses relations difficiles avec les producteurs. Il s’agit d’une œuvre intime qui rend hommage aux hommes et aux femmes qui ont aidé Ophuls dans sa carrière et évoque les nombreux rendez-vous manqués qui ont ponctué la vie du réalisateur. C’est aussi un film qu’il consacre à la France, après avoir longuement évoqué l’Allemagne (November Days) et les Etats-Unis (A la recherche de mon Amérique) : il décrit la France comme son pays de cœur, même si on peut naturellement aussi déceler çà et là quelques signes qui trahissent un sentiment de déception ou d’amertume, sentiment que résume la belle formule de l’avocat Léon-Maurice Nordmann (fusillé au Mont Valérien) rapportée une fois par Robert Badinter au sujet des Juifs et de la France : c’est l’histoire d’un amour qui a mal tourné.
Ophuls s’est appuyé sur les travaux d’Eberhard Jaeckel et Jacques Delarue pour préparer Le chagrin et la pitié, qui a précédé de deux ou trois ans la sortie de La France de Vichy, traduction du livre Vichy France Old Guard and New Order 1940-1944, de l’historien américain Robert O. Paxton. Ecrit en 1972, cet ouvrage allait susciter un tollé dans les élites françaises, car Paxton affirme que l’Etat français n’a résisté aux pressions de l’Allemagne dans absolument aucun domaine (pas de double jeu, contrairement à une croyance encore fortement répandue dans la France de l’époque) ; que dans beaucoup de cas, les Français ont même devancé les attentes allemandes ; que l’antisémitisme était une donnée essentielle et structurante du remodelage de la société entrepris par les idéologues maréchalistes ; que la Révolution nationale était bien un mouvement de reconquête conservatrice consécutif à l’expérience du Front populaire. Au fond, tout ce qui était apparu dans le film d’Ophuls trouvait une légitimité historienne. Selon Henry Rousso : Il faut reconnaître que La France de Vichy a largement bénéficié de l’effet Ophuls, et du contexte général des années 1971-1974. Paxton, plus peut-être que les autres ouvrages publiés au même moment, a représenté malgré lui la caution scientifique du retour du refoulé. Deux ans après la sortie mouvementée du Chagrin, il prend l’allure d’une démonstration froide et objective, des thèses esquissées à chaud dans le film. Et comme Ophuls, pour d’autres raisons, il n’a pas craint la provocation. » Dans Le Chagrin et la pitié, Ophuls brise le tabou de l’implication de l’administration française dans la déportation des juifs, en montrant des images d’actualités montrant la visite de Reinhard Heydrich à René Bousquet en mai 1942. Comme le dit Marc Ferro, c’est la Révolution d’octobre du film documentaire.
Si Frédéric Rossif et quelques autres ont précédé Ophuls dans la représentation des crimes nazis comme relevant essentiellement de motivations antisémites, personne n’avait jusque-là exposé aussi froidement la réalité des actes criminels tels qu’ils se sont déroulés en France sur fond de lâcheté collective. Il le fait notamment à l’occasion de sa rencontre avec Marius Klein, un paisible commerçant de Clermont-Ferrand, qu’il aborde sur le pas de son magasin. Le prenant par surprise, il le pousse à reconnaître qu’il a déposé une annonce pendant l’Occupation pour faire savoir à sa clientèle que malgré son nom à consonance allemande, il n’est pas juif. Marius Klein se justifie laborieusement mais sa duplicité éclate au grand jour. Lors de ce passage, Ophuls met en évidence la complicité d’une partie de la population française, qui par l’aveu même d’un de ses membres (on était tous contre les Juifs) passe symboliquement du statut de spectateur à celui d’acteur. Marcel Ophuls a répliqué à ceux qui lui ont reproché d’avoir piégé cet honnête Auvergnat : J’ai considéré de mon devoir de retrouver l’auteur de cette annonce parce que les idées générales que je me fais de l’histoire ne sont ni personnalistes, ni marxistes, mais démocratiques. J’ai une vision pluraliste de l’histoire, c’est à dire que je crois qu’elle est faite aussi bien par les grands hommes que par les petites gens. (…) Alors la foudre est tombée sur cet homme. Humainement, c’est une chose très crispante et très gênante: les âmes charitables penseront que l’interviewer à ce moment-là, manque d’élégance, que je ne suis pas un homme de bonne compagnie. Je dois dire que vis-à-vis du problème juif – qui a presque été conduit jusqu’à sa solution finale – les termes d’élégance et de bonne compagnie me semblent restrictifs. Cet homme ne fait que représenter à mon avis des millions d’individus et je ne crois pas qu’il soit démagogique de lui poser cette question. Alors dira-t-on, pourquoi ne pas l’avoir averti ? C’est très simple, parce qu’il n’aurait vraisemblablement pas donné l’interview. Et il n’était pas question, pour une chose aussi importante, de faire chou blanc. D’ailleurs on ne lui a pas fait beaucoup de mal, il a tout de même donné son accord après, pour que l’interview passe. » Le nom du personnage de Monsieur Klein, le chef d’oeuvre de Joseph Losey, est tiré de cette séquence.
Les deux hommes se connaissent depuis les années 60 et s’admirent mutuellement. Dans les années 2002, Jean-Luc Godard propose à Marcel Ophuls de réaliser un film sur le conflit isréalo-palestinien. Ce projet s’est heurté à l’incompréhension qui s’est installée entre les deux cinéastes. Marcel Ophuls évoque les raisons de cette prise de distance : Quand Jean-Luc est venu depuis les bords du Lac Léman jusqu’ici au fin fond du Béarn, avec d’excellentes intentions, pour me parler de ce projet et que je lui ai demandé un contrat et un accord sur le final cut, il a pris des airs de grand bourgeois absent, qui ne s’intéresse pas aux histoires d’avocat et aux problèmes d’argent. La première chose qu’il me dit en arrivant, c’est « Marcel, je ne sais pas si tu sais mais je viens d’une famille de collabos… » Et je sais que dans la correspondance de François Truffaut parue après sa mort, lorsqu’ils étaient très fâchés, François lui a écrit une lettre où il lui rappelle qu’il avait traité Pierre Braunberger de sale Juif… Ca n’a pas empêché Jean-Luc de faire une très belle préface à cette correspondance. J’aurais été d’accord de faire son film, si lui avait filmé des reportages sur Arafat, et moi, j’aurais fait des reportages avec la gauche israélienne. Et j’aurais voulu ponctuer ça de conversations que nous aurions eu dans le Béarn, et au bord du lac Léman, avec les petits canards du lac… Mais à un moment donné je lui aurais cité la lettre de notre ami commun. « Jean-Luc, à quel titre te crois-tu compétent pour juger de la guerre au Moyen-Orient, s’il est vrai, tu me démentiras, que tu as traité Pierre Braunberger de sale Juif, et cela après l’Holocauste, pas avant ? Si tu as vraiment traité de sale Juif un producteur éminent, qui a produit Vivre sa vie, ton plus beau film, qu’est-ce que tu viens faire chez moi ? » Et si nous avions fait le film, il fallait que je lui pose la question, et si je lui pose la question, il fallait que cela reste dans le film ! « Et qui aura le final cut ? Toi ou moi ? » Pour autant, Ophuls garde une admiration sans bornes pour celui qu’il qualifie en reprenant les mots de Truffaut, de « plus talentueux d’entre nous ».