Cérémonie de la Hazkarah : discours de Dominique Schnapper

Le 6 octobre 2019, au Mémorial de la Shoah de Paris.

 

Commémoration dédiée au souvenir des victimes sans sépulture de la Shoah.

 

Retranscription du discours de Dominique Schnapper, sociologue, membre honoraire du Conseil constitutionnel et présidente du musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme (MAHJ). 

On ne refuse pas l’honneur de parler aujourd’hui, on se sentirait coupable devant la sorte d’absolu qu’est la Shoah. Cela n’empêche pas de ressentir profondément la difficulté d’ajouter des mots à tous ces mots qui ont déjà été prononcés, à tous ces mots qui ont été écrits depuis que furent découverts les camps et les chambres à gaz. Certains des survivants n’ont jamais pu parler, d’autres ont voulu parler mais personne ne voulait les écouter, d’autres se sont consacrés à l’écriture. Les termes abondent pour décrire les différentes manières dont des écrivains se sont saisis de leur expérience vécue. Dans tous les cas, l’écriture a été une manière de « faire face », d’apprendre à nouveau à présenter un visage, mais aussi d’affronter une vie dépourvue de sens. Nous savons pourtant, par la fin de la vie de Primo Levi, qu’on ne se remet jamais d’être vivant après avoir vu cette mort des autres.

La mémoire aussi a une histoire. Au fur et à mesure que passe le temps, le souvenir de la catastrophe s’inscrit dans l’histoire. Les derniers témoins sont aujourd’hui moins d’une centaine et les plus vaillants d’entre eux se hâtent d’aller encore témoigner dans les lycées avant que la Shoah ne devienne pour la conscience historique des nouvelles générations un phénomène aussi abstrait que la guerre de cent ans. Enfant pendant la guerre, j’ai participé avec une conscience faiblement articulée mais indiscutable à l’angoisse de mes proches. Je me souviens des coups de téléphone quotidiens que donnaient à mon père ceux qui allaient chaque jour à l’hôtel Lutetia, voir si le frère, l’époux, la mère, le père ou l’époux était revenu. Ma conscience historique s’est élaborée à ce moment-là. Je pense l’avoir transmise à mes enfants et mes petits-enfants, mais que dire de ce qui se transmettra ensuite, de parents à enfants…

Devant l’innommable et l’incompréhensible, pour maîtriser ses émotions, chacun réagit selon son être même, par ce qu’il est, au plus profond de lui-même, le silence, l’imprécation, le récit, la réflexion métaphysique ou la recherche historique. Je fais partie de ceux qui contrôlent l’expression de leurs émotions les plus intimes, vous me pardonnerez aujourd’hui de ne pas céder au lyrisme et de réfléchir devant vous au sens de la connaissance historique et de la nécessité de la transmission. Je n’ai pas le talent d’ lie Wiesel, de Georges Perec ou de Primo Levi ni la profondeur philosophique d’Emmanuel Levinas.

Il faut louer les responsables du Mémorial d’avoir voulu conjuguer témoignages et connaissance historique. Ceux qui pouvaient témoigner sont morts aujourd’hui ou sont près de mourir, les objets que le Mémorial s’efforce de réunir témoigneront à leur manière du passé. Mais rien ne remplacera le savoir qui se transmettra aux générations qui nous suivent. L’étude affirme l’humanité de l’homme face à l’inhumanité absolue. Avec la disparition des témoins et des survivants c’est lui qui portera l’universalité d’une expérience que porte la dimension universelle du judaïsme. L’étude reste et doit rester un devoir sacré pour les juifs.

Il n’est pas facile d’affirmer la légitimité de l’historien à traiter d’un sujet dont l’idée même semble défier la raison. Nombreux sont ceux qui jugent que seuls les témoins ont le droit de parler, que seuls les artistes et les théologiens peuvent, sinon comprendre, du moins évoquer ce qui peut apparaître comme une expérience extrême. Elie Wiesel exprime ce sentiment – que nous avons tous partagé à un moment ou à un autre – lorsqu’il écrit : « On ne peut expliquer Auschwitz parce que l’Holocauste transcende l’Histoire ». Quant à Claude Lanzmann il jugeait que seule une œuvre d’art comme son admirable film était à la hauteur du défi et refusait de reconnaître la légitimité des historiens pour en traiter. Je ne doute pas que tous ceux qui écrivent ou qui parlent sur la shoah ont eu parfois ce sentiment. Et pourtant …

La Raison connaît ses propres limites et, en dépit de tout et en dépit de tous, elle reste l’honneur de l’homme. Contre l’entreprise de déshumanisation menée par la Shoah, il faut affirmer les droits de la connaissance rationnelle en l’appliquant même à la Shoah.

Cet effort est particulièrement difficile car l’histoire se définit comme une science du relatif et du fini, alors qu’ici, face au génocide méthodique et industrialisé, face au projet de déshumanisation, on est saisi par l’idée de l’absolu et de l’infini. La négation de la condition humaine de l’Autre est un absolu du mal. Il importe de résister à tout prix à la tentation de la diabolisation, car le diable a bon dos et il ne saurait faire bon ménage avec l’historien. Celui-ci doit rester fidèle à une approche raisonnée, analytique, explicative, en se gardant de toute tentation d’une condamnation qui ne ferait pas sa place à l’effort pour comprendre ce qui est incompréhensible.

L’historien, dans ses démarches quotidiennes, avance pas à pas, il relativise, il pèse et mesure, il critique et il discute. Il contient ses émotions et ses passions pour établir les faits indiscutables. Quand il écoute les témoignages des témoins, ce sont des paroles de survivants. Et, pourtant, il doit les traiter comme des « sources », face à celles des bourreaux et de leurs collaborateurs. Cela peut apparaître comme inhumain ou surhumain.

De plus, armé de ses documents et de ses analyses, il démystifie inévitablement les mémoires idéalisées et les images d’Epinal. Il remplace les héros parfaits par les hommes, héroïques parfois, mais aussi pleins de faiblesses et de contradictions. Il écrit une histoire par définition profane, qui heurte les tenants d’une histoire sacralisée, parfois mise au service des enjeux du présent. Il ne doit pas répondre au besoin de certitudes absolues ni aux questions des journalistes qui exigent une réponse « en une minute et demie », faute de quoi l’auditeur s’ennuiera.

Il est toutefois inutile de prétendre qu’on étudie la Shoah comme n’importe quel autre phénomène historique, le prix du blé ou même les guerres. A quoi bon prétendre que nous ne jugeons pas ? A quoi bon prétendre que nous n’étudions pas la Shoah aussi pour rendre un dernier hommage aux victimes, à toutes les victimes ? Parce que les morts meurent une seconde fois quand les vivants les ont oubliés. Parce que les statistiques, quelle que soit leur nécessité, ne remplacent pas les noms de chacune des victimes dont le Mémorial, année après année, s’applique à répéter publiquement les noms – cette lecture bouleversante des déportés dont l’ordre alphabétique réunit des familles entières avec le prénom de ces enfants âgés de cinq, de neuf et de onze ans.

À quoi bon prétendre que nous n’espérons pas, au fond de nos consciences, que, peut- être, cette connaissance permettra d’éviter que jamais dans l’avenir… ? De cet espoir la suite de l’histoire a tristement montré les limites et le Mémorial, qui a étendu ses recherches depuis la Seconde Guerre mondiale à d’autres génocides, le sait bien. Mais de la pleine conscience de ces limites on ne saurait conclure à l’inutilité de la tâche de l’historien. L’historien n’explique pas tout. Mais ce n’est pas parce que la Raison n’explique pas tout qu’il faut renoncer à l’effort de connaissance rationnelle.

L’hommage que l’historien rend aux victimes, c’est d’établir des faits, des faits indiscutables que doit reconnaître la raison de tous les hommes honnêtes. Nous voulons croire qu’ils sont nombreux, et qu’ils sauront entendre. C’est un pari sur l’humanité de l’homme que nous faisons ainsi. On peut s’impatienter des lenteurs de la démarche historique et des scrupules des savants. On peut ressentir douloureusement les conflits et les rivalités des universitaires sur des sujets aussi bouleversants. Parce que les historiens, comme les théologiens et les artistes, sont des hommes, c’est le prix à payer pour établir les faits et tenter de comprendre. Un jour viendra, hélas, et il est proche, où tous les témoins de la Shoah auront disparu. Nos enfants et nos petits-enfants qui voudront savoir et essayer de comprendre liront les témoignages écrits et ils regarderont les objets et les films. Mais ils prendront aussi connaissance de l’œuvre collective, cumulative et modeste, mais essentielle, des historiens. L’histoire, comme la philosophie, c’est de savoir répondre aux questions des enfants.

Tant il est vrai que l’histoire la plus rigoureuse, la plus honnête, la plus conforme aux exigences de la raison et du cœur, est aussi une mémoire et une fidélité. C’est cette mémoire et cette fidélité que nous pouvons continuer à travailler, chacun avec nos moyens, avec ce que nous sommes, pour que l’histoire des juifs et une histoire humaine de l’humanité puissent continuer.

L’Europe a perdu son âme au cours de la Seconde Guerre mondiale. La croyance dans les vertus morales du progrès scientifique a été définitivement éliminée, la technique pouvait être aussi mobilisée pour assassiner un peuple et pas seulement pour alléger la peine des hommes. À l’exception des juifs, on en parle peu, mais je pense que la fin de la croyance des Européens en leurs propres valeurs tient à ce refoulé formidable.

Le travail d’enseignement de la Shoah n’a pas empêché le retour de l’antisémitisme qui a marqué le nouveau siècle et la nouvelle vitalité des stéréotypes ancestraux, pas plus qu’il n’a interdit de nouveaux génocides, les Khmers, les Tutsi, et bien d’autres. Le sentiment que les juifs se présentent toujours pour des victimes agace et il donne lieu à cette insupportable concurrence des victimes. Certains en viennent même à penser qu’il doit bien y avoir une raison pour que soit né le projet de la destruction des juifs d’Europe et que les victimes sont responsables d’être des victimes.

Le meilleur travail de recherche et de mémoire se heurte désormais à l’interrogation, à la négation, à la relativisation, à la lassitude de tous les bien-pensants qui se refusent à penser ce que savent les juifs par un savoir définitivement institué par leur expérience, à savoir que l’histoire est tragique.

C’est pourquoi nous ne pouvons nous contenter d’entretenir la mémoire de la Shoah et la conscience de la dimension tragique de l’Histoire.

Il faut aussi rappeler le rôle du judaïsme dans la christianisation du monde européen, la présence ancienne des juifs sur le sol français et leur lien avec l’histoire de France, leur contribution à la naissance et à la pensée de la démocratie, les échanges qu’ils n’ont cessé d’entretenir avec les autres malgré les persécutions et les expulsions. Quel que fût le passé, il importe d’agir, sans illusions – la Seconde Guerre mondiale les a dissipées une fois pour toutes – mais avec vigueur pour que le combat des juifs qui ont résisté ne soit pas vain. Nous le devons pour être dignes d’eux et de leur résistance. C’est en poursuivant l’histoire des juifs et de leur culture que nous servirons leur mémoire. Nous devons transmettre l’histoire de leur martyr et de leur résistance, et aussi avoir, comme ils l’ont eue, la volonté que continuent à vivre le judaïsme et la forme particulière d’humanité qu’il a portée dans le monde.

 

Dominique Schnapper