Monsieur le président du Mémorial,
Monsieur l’Ambassadeur,
Monsieur le Grand Rabbin,
Messieurs les Recteurs,
Madame la Maire, Mesdames et Messieurs, Chers amis,
Au moment de prendre la parole devant les vivants et les morts, je ne sais ce qui l’emporte, de la gratitude, de la fierté ou de l’humilité.
Chacun des noms inscrits sur ce mur nous regarde et nous oblige. Il est comme une présence absente, comme un cri muet, comme une âme sans corps que l’on ne peut regarder fixement mais devant laquelle il est impossible, pourtant, de détourner les yeux.
Ils sont là, tous ceux qui ne sont jamais revenus; tous ceux dont on a longtemps, patiemment, désespérément, attendu le retour sans jamais accepter, même après s’y être résigné, que ce retour n’aurait jamais lieu.
Ils sont là aussi, les quelques uns qui sont revenus sans jamais être tout à fait sortis de là-bas,
sans jamais être tout à fait sortis de la nuit de leur enfance, de leur jeunesse, mais qui ont ensuite témoigner, parce que le témoignage était pour eux, à la fois la seule façon de surmonter le passé et l’unique manière d’en être digne.
Ils sont là, enfin, tous ceux qui, après avoir consacré leurs existences à passer le témoin, ont quitté ce monde cette année, ou bien il y a sept ans, il y a dix ans ou trente ans : ces survivants qui ont cessé de vivre mais qui n’arrêteront jamais de survivre et de transmettre.
Et nous voilà donc, aujourd’hui, rassemblés autour de cette humble fierté, celle de la mémoire.
La mémoire de la Shoah : comme elle semble tout à la fois solide, et faillible ! Comme elle exprime l’effrayante fragilité des biens les moins éphémères !
J’aimerais ici essayer d’en restituer, autant que possible, le sens et la portée. La mémoire de la Shoah, c’est d’abord le deuil.
C’est avant tout l’absence. Cela devrait aller sans dire, mais c’est pourtant si difficile, non seulement à dire, mais surtout à penser. La conscience d’un tel deuil est presque chose impossible.
La conscience, c’est le contraire du déni. Et le déni est l’attitude la plus naturelle devant toute perte insupportable.
On ne veut pas savoir ; donc, on ne sait pas.
C’est particulièrement vrai de la Shoah, non seulement bien sûr en raison de l’ampleur de la tragédie, mais également aussi à cause de la nature même de ces assassinats qui ne laissèrent nulle part aucune trace, de ces millions de deuils sans corps ni cercueil.
El Male Rahamim, la prière des morts, et le Kaddish, qui seront dit dans quelques instants par le Grand Rabbin Kaufmann, constituent notre témoignage unique et éternel des vivants à nos morts, comme une manière désespérée de leur rendre la parole qui leur a été volée.
C’est également leur rendre justice en rappelant que le crime n’est pas oublié.
Et notre premier devoir, à nous, ici et maintenant, c’est donc, aujourd’hui comme hier, de savoir en pleine conscience ce qu’inconsciemment on aurait préféré ignorer ; de reconnaître, en un mot, que ce qui est perdu l’est à jamais.
Toute perte est par nature irréparable, mais la Shoah est, si l’on peut dire, une allégorie de l’irréparable.
Le monde juif a été amputé, il a perdu une très grande part de lui-même, et l’une des plus fécondes, il ne sera plus jamais entier.
Le judaïsme européen a manqué de très peu d’être assassiné et, à tant d’égards, il l’a été.
La langue des Juifs d’Europe centrale et orientale, le yiddish, cette langue hier encore si vivante, si belle, si riche, si diverse, ne vit plus que par l’âpre et ardente fidélité de leurs enfants qui ne veulent pas voir leurs parents mourir.
Le judaïsme polonais d’autrefois, et le judaïsme allemand, celui des Lumières, de Prague et de Anvers, celui de la haskala, celui de Spinoza et de Mendelssohn, se sont éteints au point qu’il leur reste à peine leurs cimetières.
Nous n’avons rien à célébrer ensemble. Nous n’avons qu’à reconnaître l’irrémédiable. Mais nous sommes là. Nous sommes là chaque année.
Et si notre rassemblement a un sens, c’est celui de montrer que le temps n’est pas voué à être une puissance qui efface, qui abolit, qui détruit, mais qu’il peut être, au contraire, une force qui construit et qui remplace, peu à peu, le deuil par le souvenir, et donc l’absence par la présence.
Pourquoi se réunir ici, chaque fois que revient l’automne, au seuil de l’année juive, en ce temps dédié à l’introspection, au bilan, aux projets et à l’art si difficile du recommencement car nous savons à quel point il est plus douloureux de recommencer que de commencer ?
Parce que la mémoire n’est de l’ordre, ni de la contemplation, ni de la rumination, mais de l’action.
Se souvenir, ce n’est pas subir, c’est agir.
Si elle commence par la lucidité, par la reconnaissance, et donc par le sens grave et simple de la vérité, la mémoire se bâtit, jour après jour, par la transmission.
Nous le savons. Mais encore faut-il s’entendre sur les mots.
Car nous autres, les militants de la mémoire, nous sommes bien obligés de constater le cruel paradoxe auquel nous sommes douloureusement et si souvent confrontés : tout se passe comme si la voix de la mémoire de la Shoah était de moins en moins écoutée à mesure qu’elle était de plus en plus entendue.
Tout se passe comme si les récits des survivants, les publications, les conférences, les voyages à Auschwitz et les visites des enfants des écoles ici, au Mémorial, à Drancy, à la Maison d’Izieu ou au Chambon-sur-Lignon, n’empêchaient pas la flamme du souvenir de s’altérer alors que, de jour en jour et d’année en année, nous ne cessons de la ranimer avec la même fidélité, la même patience, la même exigence et la même loyauté.
Tout se passe, en somme, comme si la connaissance de la Shoah n’était pas, n’était plus, une barrière contre l’antisémitisme.
Et, parfois même, l’on serait tenté d’ajouter, avec une pointe d’effroi : au contraire. Que s’agit-il dès lors, pour nous, en 2024, de transmettre ?
La réponse tient en deux mots, qui ne sont contradictoires qu’en apparence: il nous revient de transmettre à la fois l’universalité de la Shoah et sa singularité.
La Shoah est universelle.
Elle n’est la propriété, ni d’une communauté ni d’un peuple. Elle n’appartient pas à l’histoire des Juifs, mais à l’histoire des hommes.
La Shoah est un crime, non pas contre l’identité juive, mais contre l’humanité. Un crime de l’espèce humaine contre l’espèce humaine.
Et à ce titre aucun être humain ne peut se sentir étranger à cette mémoire-là : c’est un abîme qui doit avoir, à jamais, changé le regard que l’homme porte sur lui-même.
J’aimerais que chaque enfant qui visite les salles du Mémorial se dise, non pas seulement :
« voilà ce qui est arrivé aux Juifs! », mais :
« voilà ce que des hommes ont fait à d’autres hommes; voilà ce que mes semblables ont fait à mes semblables ».
La mémoire de la Shoah est la façon la plus immédiate d’accéder, par la confrontation avec le néant, à la conscience de l’universalité de la condition humaine.
Universelle, la Shoah est également – c’est le second pilier de cette transmission – d’une unicité radicale et absolue.
Elle ne peut se comparer à rien. Comparer, c’est relativiser; et relativiser, ici, c’est un outrage.
Jamais au monde il ne s’est produit un autre évènement qui puisse se rapprocher de la Shoah ou s’assimiler à elle, de près ou de loin.
Dans toute l’Europe, depuis la côte atlantique jusqu’aux plaines de l’Ukraine et de la Silésie, on a fait la liste, minutieuse, de tous les Juifs, quel que soit leur âge, quelle que soit leur origine, quelle que soit leur condition.
Et puis, de façon méthodique, scientifique, industrielle, partout en Europe, jusqu’au fin fond des villages et des statels, et même parfois des îles les plus éloignées, on est allé les chercher, chez eux, pour les traquer, pour les marquer, pour les parquer.
Et ensuite, ici on les a laissés mourir de faim dans leurs ghettos ; là on les a assassinés d’une balle dans la tête, à l’orée d’un bois ou au bord d’une rivière; et là enfin, là-bas, tout là-bas, au bout du monde des vivants, à Auschwitz-Birkenau, à Treblinka, à Belzec, à Sobibor, à Chelmno, à Maidanek, on les a gazés avant de les brûler, pour que, de cette entreprise sans précédent, sans équivalent, il ne reste aucune trace, susceptible de rappeler leur mémoire.
Ainsi sont morts, un par un, près des trois quarts des Juifs d’Europe.
Assassiner, selon un plan soigneusement conçu et établi, près des trois quarts d’un peuple sur l’ensemble d’un continent, cela porte un nom.
Cela s’appelle un génocide.
Et s’il est un rappel qui aujourd’hui s’impose avec plus de solennité que jamais, c’est celui de la terreur sacrée que doit inspirer ce mot-là : génocide.
L’employer avec légèreté, l’utiliser de façon impropre, sans égard non seulement pour sa gravité mais pour sa signification, le retourner même, avec une perfidie sadique, contre les descendants de ceux qui l’ont subi dans leur chair, ce n’est pas simplement un égarement sémantique, c’est une faute morale, c’est peut-être même la faillite majeure de notre temps, celle qui conduit à installer la grande confusion des esprits à travers laquelle la haine antisémite trouve tous les chemins pour revenir, à nouveau, hanter la conscience humaine, quatre-vingts ans après la Shoah.
Car nous en sommes là.
Nous, les survivants, nous, les enfants des survivants, jamais depuis quatre-vingts ans, jamais depuis que nos parents sont revenus ou qu’ils ne sont pas revenus, nous n’avions, à ce point, été étreints par l’angoisse du déferlement, partout dans le monde, de la haine antisémite.
Que s’est-il donc passé ?
Le Monde a-t-il déjà oublié ?
Demain, nous serons le 7 octobre 2024.
Demain, cela fera un an que nous avons été saisis d’effroi ; un an qu’il nous est impossible de penser à autre chose; un an que le chagrin le dispute à la colère, que la patience tente de tenir le désespoir en respect et que nous faisons en sorte, chacun à sa place et comme il peut, que l’expérience du malheur ne vienne pas à bout de l’exigence de justice.
Je ne suis pas toujours sûr, – pour dire le vrai, je suis même certain du contraire, – qu’au-delà de la communauté juive, chacun ait vraiment pris la mesure de l’ébranlement profond que le 7 octobre a représenté pour les Juifs; dans la vie personnelle, individuelle, de chaque Juif, où qu’il se trouve, même et peut-être surtout s’il n’avait pas l’habitude de se définir d’abord comme tel.
L’Etat d’Israël est né trois ans à peine après la Shoah : c’était la résurrection après le tombeau.
Ce n’était pas une compensation, ce n’était pas une revanche, c’était à peine une consolation.
Mais c’était la promesse d’un refuge où plus jamais les Juifs n’auraient à subir, dans une impuissance muette, la malédiction millénaire de leur condition.
Israël, c’était à la fois l’Etat des survivants et le pays où une nouvelle vie juive, digne et libre, pouvait commencer et s’épanouir.
Grâce à Israël, les Juifs ne seraient plus ni humiliés, ni torturés, ni pourchassés, pour la seule raison de leur naissance.
Il y aurait enfin un endroit sur la Terre où, quoi qu’il arrive, il leur serait permis de parler leur langue, de planter leurs arbres, de prier leur Dieu ou de ne pas le prier, et surtout, d’abord, de se défendre eux-mêmes.
Israël, pour tous les Juifs du monde, était une source de fierté sans doute, mais d’abord de profonde sérénité intime.
C’est tout cela qui s’est effondré le 7 octobre et quand je dis « cela», je parle aussi, peut-être surtout, de l’idée que les Juifs pouvaient se faire d’eux-mêmes et du monde.
En cas de péril, devons-nous craindre qu’il n’y ait plus de refuge nulle part ?
Ni dans le temps, car l’histoire toujours recommencée de l’antisémitisme, ne nous laisse, hélas, que des répits ;
ni dans l’espace, car nous ressentons désormais qu’Israël n’est peut-être plus la réponse à nos inquiétudes, mais au contraire une inquiétude de plus, que nous portons avec une sorte de tendresse inquiète et désarmée.
Nous sentons tous combien, cette année, et – pour employer une expression qui, malgré la saison, renverra à la liturgie de Pessah plus qu’à celle de Kippour, – cette cérémonie de la Hazkarah est différente des autres cérémonies de la Hazkarah.
Mais cette année nous renvoie également à une temporalité qui me hante.
40 ans, deux générations, c’est le temps qu’il a fallu pour que, dans les années 80, la mémoire sorte du silence et s’inscrive dans l’histoire des hommes, comme il avait fallu 40 ans à Moïse et son peuple pour passer de la mer Rouge au Mont Nebo.
Mais de nouveau, 40 ans et encore deux générations sont passées, et apparaît la menace de l’effacement de cette mémoire par un monde, qui, parfois même par ses plus hautes institutions internationales, tente de retourner le crime contre les descendants des victimes.
Alors, là encore, il nous revient, bien sûr sans ignorer ou minimiser la violence du monde et la souffrance de l’autre, notre égal en humanité, de dénoncer et combattre ce dévoiement.
Je ne voudrais cependant pas terminer ce propos par un message désespéré.
Non que je sois optimiste: l’histoire nous interdit l’optimisme. Mais je suis convaincu qu’il ne dépend que de chacun d’entre nous, dans la manière dont il conduit sa propre vie, de forcer le destin et de justifier l’espoir.
Oui, cette année fut celle du retour des pogroms et oui, ce lieu est celui dans lequel la mort s’inscrit dans la chair de la ville.
Mais il n’y a qu’une réponse à la mort : c’est la vie. Oui, chaque Juif hérite de la mémoire ; Mais, cela ne veut pas dire de la souffrance ou du statut de victime,
Cela veut dire de la vie et du devoir d’en faire quelque chose. La vie est la seule victoire sur la mort, il n’y en a pas d’autre.
Tout enfant qui naît et qui apprend l’hébreu, toute bar mitzva célébrée dans le monde, toute forme de loyauté envers ceux qui, partis de Paris en 1943 ou de Kfar Aza en 2023, ne sont jamais revenus à la maison : voilà tout ce qu’il nous reste.
Ce n’est pas grand-chose, sans doute, mais c’est tout ce que nous avons, cet intervalle qui sépare notre arrivée sur la Terre de notre départ inéluctable,
et, après tout, si nous savons, dans cet intervalle, nous tenir droits, et d’une façon qui fasse honneur à ceux dont les noms figurent sur ce mur, alors nous aurons vécu. Et c’est bien le moins que nous leur devons.
Puisse cette cérémonie de la Hazkarah apporter, dans chacune de nos existences, et pour toutes les années qui s’ouvrent, du courage, de l’exigence, de la lumière et de la vie.
Je vous remercie.
Allocation par Pierre-François Veil, président de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah.