La Hazkarah est une commémoration annuelle dédiée au souvenir des victimes sans sépulture de la Shoah.
Dimanche 9 octobre 2016 – Allocution par André Kaspi, historien, professeur émérite à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
« Mesdames, Messieurs,
L’invitation que vous m’avez adressée, Monsieur le Président, me touche profondément. Je ne pensais pas qu’un jour, dans ce Mémorial inauguré il y a 60 ans, il me reviendrait de commémorer le souvenir des victimes de la Shoah. Vous m’avez confié une lourde responsabilité, Monsieur le Président. La tâche qui m’est impartie me semble d’autant plus redoutable.
En ce moment particulier, je voudrais évoquer la mémoire de deux membres de ma famille. Le nom de mon grand-père figure sur le mur des déportés. Icek Koralstein a vécu plusieurs vies. Il fut boucher à Varsovie (au temps où la Pologne, férocement antisémite, faisait partie de l’Empire russe). Il immigra aux Etats-Unis. Milwaukee et Brooklyn ne l’ont pas satisfait.
Il s’établit pour peu de temps dans la Palestine mandataire. Il choisit finalement de s’installer en France, à Paris dans le Marais, puis à Belleville. Le pays de Zola, la patrie des Droits de l’Homme, la nation – phare qui avait fini par reconnaître l’innocence du capitaine Dreyfus, c’était, croyait-il, la fin du voyage. C’est là qu’il vivrait avec ses enfants et ses petits-enfants.
Raflé le 11 février 1943, il fut déporté à 67 ans avec 700 autres vieillards le 2 mars. Je ne sais même pas s’il est parvenu à Auschwitz. Vous comprenez pourquoi je ne peux pas rester insensible à la Shoah. Sur mes épaules pèse le poids d’une tragédie familiale, et surtout le poids de la tragédie juive.
Je porte en moi un autre passé. Mon frère aîné, Lazare Kaspi, pose pour la photo armé d’un fusil qui date d’une autre guerre. Il commandait un maquis de la Drôme. Il avait interrompu ses études de droit pour faire partie de cette Résistance qui a si courageusement contribué à la libération de notre pays.
Né d’un père d’origine roumaine et d’une mère d’origine polonaise, il est mort pour la France, le 4 juin 1944, deux jours avant le débarquement de Normandie. Il avait 22 ans.
Ces vies brisées me hantent. Elles ont fait de moi un historien juif – j’ai bien dit : un historien juif et non un Juif historien. C’est par l’histoire, l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, l’histoire des déportations, l’histoire de ma famille que je suis vraiment devenu juif.
Dans Le testament d’un poète juif assassiné, Elie Wiesel imagine un personnage qui s’efforce de définir son judaïsme. « Une culture ? Tu ne la connais pas. Une civilisation ? Tu ne la vis pas. Une philosophie ? Tu ne la pratiques pas. Une patrie ? Tu n’habites pas Israël. […] Etre juif, c’est une prise de conscience ». J’ajouterai que pour moi, c’est une prise de conscience historique.
Ce n’est pas le hasard qui m’a guidé, encore jeune et timide chercheur, vers le Centre de documentation juive contemporaine, fondé en 1943 par Isaac Schneersohn.
Georges Wellers, Léon Czertok, Joseph Billig, Léon Poliakov m’y ont accueilli avec bienveillance. Ils n’ont pas tardé à m’adopter, à me considérer comme l’un des leurs. Ils m’ont accordé leur amitié, au point qu’avec Serge Klarsfeld, nous avons mis sur pied et publié en 1979 l’un des tout premiers colloques sur Vichy, la Résistance et les Juifs.
Depuis lors, je n’ai pas cessé de scruter l’histoire récente des Juifs, de m’y inclure, de considérer que cette histoire, c’est aussi mon histoire, que je porte, moi aussi, la responsabilité de l’analyser, de la faire connaître, de la transmettre, en un mot, il me revient, comme à beaucoup d’autres, de la sauvegarder.
Les derniers survivants nous racontent, avec leurs pauvres mots, avec la douleur qu’ils portent en eux, avec leur incapacité à la faire entièrement partager, l’horreur qu’ils ont connue. Ils savent qu’on ne peut pas imaginer ce qu’ils ont vécu. Pire encore, ils devinent que nous ne voulons pas les entendre, qu’ils parlent d’un lointain passé, d’un monde qui n’existe plus. Alors, longtemps, ils se sont tus.
Bientôt, nous le savons tous, il n’y aura plus de survivants des camps. Les derniers témoins disparaîtront à leur tour. Le rôle des historiens sera encore plus capital qu’aujourd’hui. Plus encore qu’aujourd’hui, nous devrons prendre le relais, assumer une lourde succession, accepter pleinement cette responsabilité.
En sommes-nous capables ? Voilà la question qui nous taraude.
C’est que, nous en sommes conscients, il nous revient d’expliquer l’inexplicable. Même si l’on ressent une émotion, légitime autant qu’irrépressible. De toute évidence, la Shoah fut le plus marquant, le plus sanglant, le plus incompréhensible moment de l’histoire du XXème siècle. J’insiste sur ce point. On peut analyser, soupeser, décortiquer les massacres qui ont tragiquement illustré le XXème siècle. Aucun n’est vraiment comparable à la Shoah.
Comment un pays comme l’Allemagne, une civilisation aussi brillante qui a donné au monde Bach, Beethoven, Brahms et tant d’autres musiciens, qui a abrité des peintres illustres, des philosophes immortels, des écrivains comme Goethe et Schiller, qui a bâti des villes comme Munich, Berlin ou Weimar, qui a rayonné sur l’Europe, qui n’a cessé de témoigner de son intelligence, de son développement spirituel, de son bon sens, comment et pourquoi l’Allemagne s’est-elle abandonnée aux délires d’un criminel psychopathe ?
Comment et pourquoi s’est-elle recouverte d’un millier de camps et de sous-camps de concentration et d’extermination ?
Comment et pourquoi un Etat, en principe fondé sur le droit, a-t-il créé des Einsatzgruppen pour assassiner à la mitrailleuse près de deux millions de Juifs ?
Comment et pourquoi a-t-il fait fonctionner des chambres à gaz pour alimenter des fours crématoires ?
Comment et pourquoi, l’une des nations les plus industrialisées du monde a-t-elle mis ses connaissances, son dynamisme, sa technologie la plus moderne au service d’une entreprise génocidaire ?
Comment des médecins ont-ils pu procéder sur des enfants à des expériences criminelles ?
Peut-on justifier qu’un Etat qui se proclamait socialiste, qui annonçait la naissance d’un monde nouveau, qui clamait la fin de l’exploitation de l’homme par l’homme, que cet Etat ait accepté, pendant deux ans, pour défendre ses intérêts nationaux, de nouer une alliance avec le Troisième Reich ?
Comment faire comprendre que le monde démocratique n’a pas réagi plus tôt ? Pourquoi les Américains et les Britanniques n’ont-ils pas tout fait pour détruire les camps d’extermination et de concentration ? Pourquoi les Soviétiques sont-ils restés inactifs ?
Pourquoi le Pape a-t-il murmuré une condamnation de l’assassinat des Juifs et gardé sur la Shoah un silence aussi prudent que coupable ?
Toutes ces questions exigent des réponses.
A défaut de tout comprendre et de tout expliquer, à défaut d’en appeler à la raison là où règnent l’irrationnel et l’incompréhensible, il ne faut pas renoncer. Nous sommes tous des passeurs d’histoire, des porteurs de mémoire, des citoyens conscients de leurs devoirs vis à vis de leurs aînés et de leurs descendants. La Shoah n’appartient pas aux seuls Juifs. Elle est un héritage douloureux du XXème siècle. Tous les historiens en ont conscience ou devraient en avoir conscience. Nous avons tous l’impérative obligation de dire ce qu’elle fut, à défaut d’en donner une explication rationnelle et irréfutable.
Permettez-moi, tout d’abord, de rappeler ce que nous savons tous. Les parents en particulier, la famille en général tiennent un rôle primordial dans la transmission de la mémoire. Trop longtemps, bon nombre d’entre nous ont gardé le silence, peut-être par pudeur, par ignorance ou par indifférence. Aujourd’hui, il nous revient, partout où nous le pouvons, dans les circonstances qui conviennent, de rappeler avec insistance les tragédies de l’histoire, de notre histoire, d’encourager nos enfants et nos petits-enfants à participer aux commémorations. Les commémorations ne sont pas destinées seulement à ceux qui savent. Elles sont faites aussi et surtout pour les plus jeunes. Elles servent, faut-il le dire et le redire, à sauvegarder la mémoire, à former les esprits, à garantir l’avenir.
Et puis, je dois insister sur la responsabilité des enseignants. Je sais que dans certains établissements scolaires, il n’est pas facile, peut-être même est-il impossible d’enseigner l’histoire de la Shoah. Nous ne devons pas renoncer, ni dans le premier degré ni dans le second degré. Notre détermination ne doit pas faiblir. Il nous appartient de reconquérir ce qu’on appelle désormais « les territoires perdus de la République ».
C’est une tâche d’autant plus redoutable que les programmes de l’enseignement secondaire ont de quoi surprendre.
L’enseignement de l’histoire est réduit à la portion congrue dans les classes scientifiques. Pourquoi ? Ce n’est pas parce qu’un adolescent deviendra ingénieur, médecin ou chef d’entreprise qu’il ne doit pas connaître le passé.
Le terme de Shoah est banni du langage administratif, au profit du mot « génocide », un terme juridique trop vague, hélas ! trop banalisé, qui ne rend pas vraiment compte de la spécificité de la Shoah.
En outre, les professeurs des classes terminales sont appelés à enseigner au choix « les mémoires de la Seconde Guerre mondiale » ou « les mémoires de la guerre d’Algérie ». Oui, au choix, comme si les mémoires avaient toutes les mêmes valeurs. Et les programmes officiels précisent que les mémoires s’entrecroisent, qu’elles s’opposent, qu’elles fluctuent, que les unes valent les autres, que les mémoires des victimes des génocides sont comparables aux mémoires des prisonniers de guerre, des anciens du STO et des « Malgré Nous » alsaciens et lorrains.
La mémoire de la Shoah fait partie d’un méli-mélo aussi incompréhensible qu’inadmissible.
Somme toute, à force de questionner les mémoires, de les opposer, de les critiquer, on peut aussi contester la mémoire de la shoah et nier l’existence des chambres à gaz. Dans ces conditions, le négationnisme ne ferait-il pas partie du débat sur les mémoires ?
Il est temps de remettre à l’endroit les programmes d’histoire. Il faut insister sans complexes sur l’histoire de la nation. C’est en prenant conscience du passé national dont ils sont les héritiers que les jeunes d’aujourd’hui comprendront l’importance de l’histoire. Le bon sens exige que la chronologie redevienne la colonne vertébrale de l’enseignement. Il est impossible d’accepter qu’on enseigne l’histoire des guerres au XXème siècle avant d’aborder l’histoire des totalitarismes. C’est pourtant ce que prévoient les programmes officiels. Les professeurs devraient, en conséquence, enseigner l’histoire de l’Allemagne hitlérienne après avoir traité de la Shoah. Une absurdité ! C’est une faute grave de former des générations qui n’auront qu’une vague idée dans quel monde vécurent leurs grands-parents et leurs arrière grands-parents. Les citoyens que nous sommes ne peuvent pas rester passifs devant une politique de l’oubli et du cafouillage.
Heureusement, la plupart des professeurs font de leur mieux pour contourner cette absurdité. Ils sont nombreux, ceux qui recourent au Mémorial de la Shoah pour compléter leurs connaissances, pour les mettre à jour, pour y conduire leurs élèves. Avec le concours de la Fondation pour la mémoire de la Shoah, le Mémorial met à disposition des instruments de travail indispensables. Le fonds d’archives du Centre de Documentation Juive Contemporaine, la bibliothèque, les rencontres et les colloques, les manifestations en tous genres, y compris les commémorations comme celle d’aujourd’hui, les liens avec les centres de recherche à l’étranger, notamment avec Washington et Jérusalem, voilà quelques-unes des actions qui donnent au Mémorial une place primordiale dans la recherche et l’enseignement de l’histoire, de la littérature, de la philosophie, de la sociologie.
Les voyages scolaires à Auschwitz-Birkenau, certains aujourd’hui les critiquent. A leurs yeux, le tourisme mémoriel, c’est une autre forme du tourisme. J’ai lu que « respecter Auschwitz, c’est ne plus s’y rendre ». Je n’ignore pas qu’il y a un véritable Auschwitz Business. A Cracovie, dit-on, on propose, à bon prix, en taxi, trois heures aller-retour, des visites du camp d’extermination. Des cohortes de touristes se succèdent, derrière des guides affairés, parfois débordés par l’affluence. Mais est-ce une raison suffisante pour renoncer à y envoyer des classes de lycéens ? Je ne le crois pas, tout en sachant que ces voyages scolaires ne ressemblent pas à des pèlerinages.
Bien sûr, il y a de l’indécence, voire de l’obscénité dans ces voyages vers l’horreur. On part le matin de bonne heure de l’aéroport Charles-de-Gaulle. Après deux heures d’avion, on arrive à Cracovie. On monte dans des autocars tout neufs qui roulent sur de belles autoroutes. On entre dans Birkenau, où l’on découvre les ruines des chambres à gaz, des baraques plus ou moins bien entretenues, on écoute le guide. Puis, sans la moindre gêne, on pique-nique dans les autocars. Dans la pénombre d’un après-midi d’hiver, on pénètre dans les bâtiments, sinistres et lugubres, d’Auschwitz. Le soir, épuisé, on reprend l’avion pour Paris.
En moins de douze heures, on est passé du paradis à l’enfer, et de l’enfer au paradis. Impossible, dans ces conditions, d’imaginer l’interminable voyage des déportés, les odeurs, la soif, la faim, l’angoisse, la mort dans les wagons plombés. Impossible d’imaginer l’atmosphère du camp, les vivants et les morts, les hurlements des kapos, le froid, les maladies, les sélections, cet immense cimetière sans tombes.
Toutes ces critiques sont à la fois fondées et irréfutables. Il est, pourtant, difficile de rester insensible face à ces sinistres miradors, dans ces baraques déglinguées qui ont abrité des centaines de milliers de détenus promis à la mort, devant ces ruines des chambres à gaz, face à cet amas de lunettes, de cheveux, de valises, qui témoignent, à leur manière, de la tragédie. Contrairement à ce qu’affirme le poète, le sang ne sèche pas vite en entrant dans l’histoire.
Je peux vous dire que, dans ma ville à Saint-Maur, comme dans d’autres villes, chaque année plusieurs lycées participent au voyage, avec le concours de la municipalité et du Mémorial de la Shoah. Les élèves en reviennent bouleversés. Ils ont vu de leurs propres yeux. Ils savent désormais ce qu’a été un camp d’extermination. Auschwitz, Maïdanek, Treblinka, Sobibor, Chelmno ne sont plus seulement des noms qu’ils lisaient auparavant dans leurs manuels, des lieux inconnus qu’ils ne parvenaient pas à situer. Ce ne sont plus des images. C’est une réalité tragique qu’ils ont affrontée, même si elle n’est pas exactement celle que connurent les déportés. Ce n’est plus du virtuel qui ferait appel à la seule imagination. Cette vision de la réalité les a marqués. Ils en parlent et ils en parleront. Ils ne seront plus accessibles aux mensonges des négationnistes.
C’est un cours d’histoire qui vaut mieux qu’une leçon donnée dans la salle d’un lycée. D’autant que cette visite a été soigneusement préparée par les enseignants. Elle s’intègre dans un projet pédagogique qui a été élaboré pendant plusieurs mois, qui fera, au retour, l’objet d’une nouvelle réflexion. Leurs élèves maintiendront vivante une histoire qui, sans eux, tomberait dans l’oubli, voire dans le déni.
Oui, il faut qu’un nombre croissant d’élèves de première et de terminale bénéficient d’un voyage à Auschwitz.
En conclusion, je voudrais livrer un message d’espoir. Les ouvrages savants ou moins savants sur la Shoah sont nombreux et de mieux en mieux documentés. Le cinéma et la littérature tiennent une place qui n’est pas négligeable. Somme toute, nous aurions tort de désespérer. La Shoah ne tombera pas dans les oubliettes de l’histoire. Ne soyons pas exagérément optimistes, le temps fera son œuvre. Nous ne pourrons pas, dans vingt ans, dans cinquante ans, ressentir la blessure d’aujourd’hui, et déjà notre blessure n’est pas aussi profonde que celle de nos parents. Mais j’ai la certitude que nous resterons fidèles au souvenir des déportés, que nous conserverons la mémoire des six millions qui ne sont pas revenus des camps de la mort et les témoignages des survivants, que nous répondrons aux exigences de l’histoire. »