Retranscription du discours de Jean-Claude Grumberg, auteur
1er juin 21
Un discours
Mémorial
Jean-Claude Grumberg
Automne 2021
Un discours
Comment dire non à qui vous fait l’honneur de solliciter votre parole en un tel lieu en un tel jour ? Mais comment dire oui ? Il faudrait posséder le génie d’un poète, ou la voix déchirante de Scholom Katz égrenant le kaddish pour les morts d’Auschwitz, Maïdanek, Treblinka. Comment dire oui lorsqu’on se sait par expérience, lorsqu’on se sent incapable de partager sa propre douleur, comment alors évoquer l’immensité de la douleur de tous ? J’ai donc tenté mon habituel ni-non ni-oui face à Monsieur Eric de Rothschild, et me voilà.
Mais ce n’est pas le vieil écrivain qui depuis des lustres tente de faire rire – jaune – de ses malheurs, non, c’est l’enfant, l’enfant qui se dresse devant vous. L’enfant revenant de l’ex-zone libre, de Moissac par Grenoble et Toulouse, son frère le tenant solidement par la main; l’enfant qui ne reconnaît pas sa maman et qui se cache derrière son grand frère pour fuir la dame à la voix pointue qui veut l’embrasser tout en tentant de l’étouffer sur le palier du domicile qui fut familial ; l’enfant qui ne retrouve pas son père dont il ne garde aucun souvenir, ni visuel, ni sonore ; l’enfant qui apprend à lire le mot « disparu », puis à déchiffrer ce mot mystérieux « déporté », puis qui apprend à l’écrire, « profession du père : déporté », et enfin à griffonner le mot décisif « décédé », « profession du père : décédé, à Drancy Seine ». Drancy ? Qu’importe ! Je sais, je sais, je pourrai faire aujourd’hui corriger par l’état-civil ce « mort à Drancy » par « mort à Auschwitz », mais pourquoi le ferai-je ? Je préfère conserver ce « mort à Drancy » qui témoigne mieux que je ne saurais le faire du peu de cas, d’intérêt, de respect, que la République française victorieuse manifesta pour nos morts, ainsi que pour les survivants et leurs familles.
A ce sujet – comment réparer le passé par le truchement de l’état civil – une dame, une lectrice, sachant que je n’utilisais pas Internet, m’a gentiment indiqué, après une recherche sur son propre appareil, quelle serait la « réparation » m’attendant dans quelque bureau d’état civil que ce soit. Zacharie, mon père, devient ma mère, Zacharie Grumberg, née à Galatz, Roumanie. Et Naftali, son père, ma grand-mère, elle aussi née à Galatz.
L’enfant enfin qui refuse de faire sa bar mitzvah tant il se sent en désaccord avec les instances supérieures, tout en se sentant au fond de lui, au fil des jours, des mois puis des années, de plus en plus juif, et même juif juif juif. Puis c’est l’enfant quittant l’école, certif en poche, après avoir visité en vacances d’été, en Tchécoslovaquie, Terezin et en Allemagne de l’Est, Ravensbrück, parmi d’autres enfants de déportés, voire de fusillés, qui jamais ne parlèrent entre eux du sort de leurs parents, de leurs frères et soeurs, oncles et tantes, disparus à Drancy ou ailleurs, tous et toutes se retrouvant au garde-à-vous, foulard rouge noué au cou, face à des lever de couleurs et à des baisser de drapeaux assaisonnés de discours sans rapport aucun avec leur propre histoire.
Considérez encore je vous prie l’apprenti en culottes courtes, courant d’un patron – petit patron, tout petit patron – à l’autre. Il en eut dix-huit. Dix-huit patrons en quatre ans de désapprentissage assidu du métier de tailleur, mais dix-huit occasions d’apprentissage du métier de vivre !
Chaque patron, chaque patronne, chaque ouvrier, chaque ouvrière – je pense à Bella, assise sur le tabouret voisin de celui de Suzanne, ma maman, toutes deux tirant l’aiguille à longueur de journée. Moi, lorsque je venais chercher ma mère, le samedi midi, je ne voyais que le numéro sur le bras de Bella monter et descendre au rythme des larges aiguillées. Chacun, chacune avait une histoire de vie ou de survie.
Chacun, chacune la gardait pour soi. L’apprenti connaissait le sens de ces numéros tracés d’une manière indélébile sur la peau même des survivants. En colo, à la CCE, un mono, dont la rumeur enfantine chuchotait que c’était un survivant des camps de la mort, portait un sparadrap sur son avant-bras. Un jour, je lui ai dit : « Tu sais, je sais ce qu’il y a sous ton pansement. » Il cligna de l’oeil alors et bouche en biais me glissa : « Le numéro de téléphone de ma poule. »
Un de mes patrons, monsieur Spodek, en pleine partie de dominos, dit un jour à l’apprenti : « On va profiter de la morte saison pour amener toutes les têtes de machines à réviser ». Les machines étaient au nombre de trois. Deux Pfaff, une Singer.
Il passa un bras dans la tête d’une des Pfaff en me disant : « Tu vois, tu passes ton bras là, tu fais un petit mouvement là comme ça, ça fait clic, et alors tu soulèves, ça vient tout seul. » Il me regarde. Il a une tête de machine accrochée au bras droit. « – Oui monsieur Spodek. » Il répète la manoeuvre de son avant-bras gauche, le numéroté. Puis il se tient au centre de son atelier – sa salle à manger en vérité qui lui servait d’atelier sauf aux heures des repas – là, tenant à chaque bras une tête de machine, il m’indique d’un coup de menton que je dois me saisir à mon tour de la tête de la Singer, sans doute me l’avait-il laissée parce qu’elle semblait plus légère que les têtes de Pfaff, et qu’en somme, c’était ma machine.
Je glisse mon bras, je bloque la tête de machine au creux de mon coude, je fais le petit mouvement, pas de clic. Je le regarde, d’un signe de tête il me dit de recommencer. Je recommence, toujours pas de clic. Désespéré, je tente alors de tirer la tête de la Singer de la table de la Singer. Rien ne se passe. La tête de Singer reste rivée à sa table. Il s’approche alors, me faisant reculer d’un autre mouvement de tête, puis glisse de nouveau son avant-bras gauche, le numéroté, clic, et même clac, puis se dirige ainsi vers la porte. Je me précipite pour la lui ouvrir. Il passe devant.
Je le suis dans l’escalier tortueux de cet immeuble délabré du Marais, lui portant les trois têtes de machines accrochées à ses bras, moi portant mes bras ballants. Je suis des yeux son numéro. J’ai honte, honte. Et je me dis, refoulant mes larmes : toi, tu n’aurais pas même tenu un jour là-bas.
Jamais monsieur Spodek ne me parla des camps, jamais je n’ai osé l’interroger même au cours de ces interminables parties de dominos de morte saison où je devais tricher pour le laisser gagner.
Jamais je n’ai parlé à la maison, en revenant de ces vacances d’été, de ma visite de Terezin ou de Ravensbrück. Nous ne parlions de rien, et surtout pas de ça.
Maman attendait-elle encore papa ? Mon frère attendait-il encore son père ? Moi je n’attendais rien. Je n’avais aucun souvenir de Zacharie, ni de son physique, ni de sa voix, rien.
Nous vivions, mon frère et moi le nez dans les bouquins, livres empruntés à la bibliothèque municipale de la mairie du 10ème. Ce sont ces livres qui m’ont jeté dans notre histoire. J’avais pris un livre, La dernière Frontière d’Howard Fast, parce qu’il parlait d’indiens et de cowboys. J’adorais les livres qui parlaient d’indiens et de cowboys.
Howard Fast décrivait sobrement mais minutieusement le massacre des derniers Sioux, l’agonie puis la mort des squaws et de leurs enfants, des vieillards, trésors vivants, tous mourant de faim et de froid dans la neige, tandis que les jeunes guerriers se faisaient massacrer par la cavalerie des Etats-Unis. Est-ce la neige ? La faim ? La mort des enfants, des bébés et de leurs mères impuissantes, la mort des hommes ? En tout cas, après cette lecture, je suis tombé dans mon histoire, notre histoire.
Ensuite il y eut Le Bréviaire de la haine de Léon Poliakov, puis Le Pitre ne rit pas de David Rousset, et au fil des ans des livres d’histoire, de témoignages et Le Dernier des Justes d’André Schwartz-Bart qui rompit un temps le silence. Oui, ce sont ces livres, ces milliers de livres qui ont édifié au fil des ans et qui édifient encore notre histoire, nous restituant ainsi dignité et mémoire.
Durant ces années Suzanne batailla dur contre l’hydre bureaucratique afin d’obtenir une pension de veuve. Il lui fut répondu enfin qu’elle n’y avait pas droit, car, si elle-même était française, le disparu, lui, ne l’était pas. Il n’était même plus roumain, il était devenu par la magie d’un décret de Vichy « apatride d’origine roumaine ». Que les apatrides payent des pensions aux apatrides !
La jeune et victorieuse quatrième République, bien qu’héritière légitime de Vichy, ne voulut pas assurer le service après vente du commerce des humains livrés en trains à bestiaux à l’acheteur, qui n’en avait jamais assez.
Ce fut donc longtemps après l’acheteur lui-même, l’Allemagne, la RFA, qui se porta volontaire pour verser quelques subsides aux familles des apatrides dans le besoin.
Un jour, nous faisions la queue, maman et moi – je devais toujours l’accompagner pour les papiers, moi ou Maxime mon frère aîné, elle ne savait pas bien lire – nous étions dans un de ces consulats de la RFA, dans un immeuble somptueux des beaux quartiers. Il y eut une sorte de débâcle, un peu comme lorsqu’un film américain parlant des juifs sortait dans un cinéma des grands boulevards, à l’ouverture de la caisse la queue n’était plus verticale mais devenait soudain horizontale, masse informe et désordonnée, tous et toutes ayant un tel besoin d’un film qui parle d’eux, tous et toutes ayant tant besoin de secours aussi, et donc de papiers, de recensements, de certificats, de déclarations sur l’honneur.
Chacun tentant de resquiller, s’interpelant, rouspétant en yiddish. Alors un homme sortit de la queue et cria très fort, en yiddish aussi, maman me traduisit : « Vous n’avez pas honte ? Vous n’avez pas honte ? Face à eux ! A eux ! »
Il désignait les bureaucrates. Maman me les avait signalés : de vraies têtes de boches. « Tenez vous ! Rangez vous ! Faites vous respecter ! » Personne ne l’écouta, personne ne se rangea. « Ils nous regardent. » Ils nous regardent ? Qu’ils nous regardent ! Nous ne leur devons rien, ni respect, ni politesse, ni surtout pas discipline.
Cette guerre des papiers dura longtemps pour maman, guerre vaine que durent mener bien des survivants et bien des familles.
Mais Suzanne, elle, dut faire face sur deux fronts. Au 34 rue de Chabrol elle recevait des recommandés avec accusé de réception du gérant de l’immeuble qui lui réclamait sous peine d’expulsion immédiate – « expulsion immédiate » ces deux mots la faisait trembler – le paiement des loyers des années de guerre. Elle fit valoir qu’il existait une loi stipulant que les femmes de prisonniers n’avaient pas à payer ces loyers. Il répliqua : Oui, mais votre mari, lui, ne fut pas prisonnier de guerre, il a été déporté. C’est ainsi que nous avons appris un peu tard qu’il valait bien mieux être prisonnier de guerre que déporté.
Mon frère, quand il se mit à travailler, alla jeter le peu d’argent qu’il gagnait à la face du généreux gérant qui voulut lui faire payer en prime la réfection de la porte palière, brisée par les bottes policières.
A la maison, il n’y avait qu’un geste, disons qu’un geste rituel, destiné au souvenir de l’absent, de la disparition et des disparus. Entre Roch Hachana et Kippour, un jour comme aujourd’hui donc, maman allumait sur la fenêtre de la cuisine qui donnait sur la cour minuscule et sans vis-à- vis, une timbale argentée, ornée d’une minuscule mèche qu’elle allumait avec précaution.
Nous lui demandions le pourquoi de cette bougie qui éclairait si peu ? « – Pour le souvenir de ceux qui ne sont plus. » Elle expliquait qu’il ne fallait surtout pas que la flamme s’éteigne dans la nuit, qu’il fallait qu’elle tienne jusqu’au matin pour que le souvenir, la mémoire, soient maintenus et respectés. Le lendemain matin j’allais vérifier la toute petite flamme du souvenir, et chaque fois elle tremblotait encore un peu avant de s’éteindre.
Comment parler des disparus ? De la disparition ? D’un père dont je ne connais rien, ni la voix ni le visage, sinon par quelque trop rares photos. Comment lui rendre hommage à lui et à son père Naftali, déporté aveugle, porté dans l’escalier par deux flics compatissants … ou trop pressés. Ils avaient tant de boulot, tant de youpins à ramasser !
Trop souvent je me suis trouvé confronté à un étrange argument : les flics, les gendarmes, les préfets, les sous- préfets, ceux qui raflaient, ceux qui remplissaient les trains de marchandise avec de la paille les bons jours, ceux qui entassaient des familles, des enfants comme des bêtes, ceux qui empilaient des invalides sur des aveugles, ceux qui conduisaient ces trains, tout ceux là prétendaient et prétendent encore qu’ils ne savaient pas quel était le but réel du voyage. Je pense moi que ces gens n’étaient pas très malins. Qui emmènerait un aveugle, qui lui ferait traverser l’Europe entière, en pleine guerre, dans un wagon à bestiaux? Où avait-on tant besoin de rempailleurs de chaises ? D’accordeurs de pianos ?
C’est lorsque j’ai perdu un œil et que l’autre fut menacé que j’ai intensément pensé à Naftali, à sa solitude dans le wagon, à son effroi, sa terreur, au cours de ce dernier voyage, le dernier voyage de ce vieux juif roumain, de Drancy à … Il partit seul deux mois avant Zacharie, seul dans le noir absolu.
Le grand danger pour les enfants et les petits enfants de déportés c’est l’imagination. Surtout ne pas imaginer le transport. Faire attention à ne pas se retrouver dans le train, dans le wagon, avec lui, avec eux. Ne pas les suivre dans les wagons. Et s’ils ne meurent pas au cours du transport, ne pas les suivre à l’arrivée sous les gaz. Oui, l’imagination était et reste notre ennemie.
La solitude, la peur, la souffrance, l’inexplicable fin de ces gens qui avaient traversé l’Europe dans l’autre sens pour y trouver, en France, accueil, protection, travail, liberté. Liberté de penser, liberté d’être soi-même et surtout liberté d’être ce qu’on est.
Il y a peu, un homme de mon âge, fils de déporté comme moi, dont le père était parti dans le même convoi que Zacharie – le convoi 49 – me dit :
– Ton père comme le mien a fait partie du Sonderkommando.
Je lui ai répondu :
– Non ! Ton père peut-être, pas le mien.
Il me répliqua alors :
– Si si ! Ils ont été cent vingt deux, cent vingt deux hommes dans ce convoi à être sélectionnés pour faire partie du …
– Non ! Ton père si tu veux, mais pas le mien.
– Mais comment peux-tu être sûr ? me dit-il.
– Parce que c’est moi qui décide. Il n’est même pas entré dans le camp, il n’a rien su, il n’a rien vu, il a été gazé dès l’arrivée.
Voilà, voilà comment j’ai sauvé mon père du plus terrible à mes yeux.
Adolescent, j’ai attendu, j’ai espéré, oui, espéré qu’un survivant se dresse et prenne la parole pour nous dire le pourquoi de cette abomination en nous délivrant les raisons « objectives » – c’était un mot à la mode – de cette faillite de la culture et de la civilisation. J’espérais également, égoïstement, qu’il me donne ainsi une raison de vivre dans ce monde devenu odieux à mes yeux. Peu à peu j’ai cessé d’attendre, comprenant qu’il n’y avait rien à comprendre. La vie sur terre était devenue simplement, avant même que le théâtre n’en prenne conscience, absurde. Absurde, hideuse et obscène. Mais pour nous, pour moi, pour les enfants de celles et ceux réduits en cendres, il appartenait, il m’appartenait, de préserver la petite flamme qui vacille sur le bord des fenêtres des cuisines afin qu’elle continue à vaciller pour éclairer, fut- ce si faiblement, les ténèbres.
Les ténèbres par nature se dissipent lentement et malgré les décennies passées, elles stagnent encore autour de nous. Ces quelques jours d’aout dernier nous ont replongés dedans. Un titre, un titre de journal a ressurgit. Je suis partout. Lors de l’écriture de L’Atelier, j’ai lu quelques exemplaires de ce Je suis partout. L’un de ses derniers éditos m’est resté en mémoire. Rédigé par les deux rédacteurs en chef, Rebatet et Cousteau.
Le sujet était littéraire. Il semble que la littérature fut une préoccupation constante de ces messieurs. Or donc l’édito s’intitule Le Napu. Le Napu serait le titre d’un roman de Léon Daudet. Un enfant possède un rayon. Rayon de la mort qui lui suffit de diriger sur la personne qu’il veut faire disparaître, sa grand-mère par exemple, hop, napu grand-mère ou qui que ce soit d’autre. Bon, ensuite les rédacteurs de l’édito passent aux aveux. Nous avons perdu, nous sommes vaincus, nos idéaux, nos rêves ne se réaliseront pas, mais, mais Napu, Napu Juif.
Voilà, c’était ainsi au printemps 1944. Rebatet et Cousteau furent condamnés à mort. En 1952, ils sortirent de prison avec leur tête littéraire sur leurs épaules et purent reprendre leur activité littéraire se réjouissant encore au fond de leur cœur de leur Napu Juif.
Aujourd’hui, je veux partager l’opportunité qui m’est offerte par le Mémorial pour tenter d’honorer enfin ce père et son père. Je n’ai aucun souvenir, aucun détail à partager, ou si peu.
Je sais que Zacharie aimait lire Les Pieds Nickelés. Mon frère et moi nous avons beaucoup lu Les Pieds Nickelés et beaucoup aimé les lire. Il aimait le camembert, nous mangeons du camembert. Il adorait aller au cinéma, nous avons beaucoup aimé aller au cinéma. Il adorait également le caviar d’aubergines, le petlégélé, que Suzanne lui concoctait, mon frère s’est mis récemment à en faire.
J’aimerais, oui j’aimerais, je le répète, être un poète, quelque chose genre Victor Hugo, ou Itzhok Katzenelson, l’auteur du Chant du peuple juif assassiné, pour écrire, pour dire, pour crier l’horreur, l’amour, la douleur, et tout ce que je tente de ressentir, ou tout ce que j’ai ressenti et que je n’ai jamais su dire ni écrire.
Mon père ne nous a rien écrit, rien laissé, pas la moindre lettre de Compiègne ou de Drancy. Ma mère, elle, l’a vu quand il était à Drancy, de la fenêtre du tabac donnant sur la cour du camp, je ne sais comment. Ni comment il était prévenu, ni comment elle avait trouvé cette fenêtre, d’où elle lui parlait par gestes. Je n’ai sans doute pas posé les bonnes questions, ou elle ne m’a pas fait les bonnes réponses, ou je n’ai pas écouté ses réponses. En 2003, dans Mon père inventaire, j’ai omis de citer un des rares dialogues entre Zacharie et Suzanne, que celle-ci m’a rapporté : Libéré de Compiègne avant d’être reprit, il lui confia qu’après la guerre, grâce aux amitiés liées à Compiègne avec ses co-détenus, avocats prestigieux ou célèbres médecins, tous porteurs de costumes trois pièces sur mesure, il cessera de travailler pour les autres, se mettra à son compte et alors, enfin, tout roulera comme sur des roulettes.
Zacharie est né à Galatz, Roumanie, en 1898. Ils ont dû venir, Naftali, Faïgué, sa mère, et toute la famille, en France vers 1910.
Non loin de Galatz, à Iassi, capitale de l’intelligentsia juive roumaine, naissait la même année, en 1898 donc, le poète et philosophe Benjamin Fondane.
J’ai beaucoup lu Benjamin Fondane, en l’associant toujours à Zacharie, consciemment ou inconsciemment.
Ils auraient pu, le tailleur et le poète, se croiser à Drancy et parler du vieux pays, peu accueillant aux israélites, il est vrai, et ils auraient pu même partir ensemble, dans le même convoi.
Pour rendre hommage à Zacharie et à Naftali, tous deux tailleurs sur mesure pour hommes femmes et enfants, et au poète, philosophe, cinéaste, et résistant, Benjamin Fondane, et à tous ceux et toutes celles dont les noms sont gravés sur nos murs, ainsi qu’à ceux, innombrables, massacrés de toutes les manières possibles et inimaginables dont les noms ne figurent sur aucun mur, à jamais disparus, je veux conclure par la lecture d’extraits d’un des derniers poèmes de Benjamin Fondane, mort à Auschwitz.
C’est à vous que je parle, hommes des antipodes, je parle d’homme à homme,
avec le peu en moi qui demeure de l’homme, avec le peu de voix qui me reste au gosier.
Un jour viendra, c’est sûr de la soif apaisée,
nous serons au delà du souvenir, la mort
aura parachevé les travaux de la haine,
je serai un bouquet d’orties sous vos pieds, -alors, eh bien, sachez que j’avais un visage comme vous. Une bouche qui priait, comme vous.
Quand une poussière entrait, ou bien un songe, dans l’œil, cet œil pleurait un peu de sel. Et quand une épine mauvaise égratignait ma peau,
il y coulait un sang aussi rouge que le vôtre ! Certes, tout comme vous, j’étais cruel, j’avais
soif de tendresse, de puissance,
d’or, de plaisir et de douleur.
Tout comme vous j’étais méchant et angoissé solide dans la paix, ivre dans la victoire.
Oui, j’ai été un homme comme les autres hommes, nourri de pain, de rêves, de désespoir. Eh oui,
j’ai aimé, j’ai pleuré, j’ai haï, j’ai souffert,
j’ai acheté des fleurs et je n’ai pas toujours
payé mon terme. Le dimanche j’allais à la campagne pêcher sous l’œil de Dieu, des poissons irréels,
je me baignais dans la rivière
qui chantait dans les joncs et je mangeais des frites
le soir. Après, après, je rentrais me coucher
fatigué, le cœur las et plein de solitude,
plein de pitié pour moi
plein de pitié pour l’homme,
cherchant, cherchant en vain sur un ventre de femme cette paix impossible que nous avions perdue naguère, dans un verger où fleurissait
au centre, l’arbre de la vie…
J’ai lu comme vous tous les journaux tous les bouquins, et je n’ai rien compris au monde et je n’ai rien compris à l’homme, bien qu’il me soit arrivé d’affirmer le contraire.
Et quand la mort, la mort est venue peut-être ai-je prétendu savoir ce qu’elle était mais vrai, je puis vous le dire à cette heure,
elle est entrée toute en mes yeux étonnés, étonnés de si peu comprendre- avez-vous mieux compris que moi ?
Et pourtant, non !
je n’étais pas un homme comme vous.
Vous n’êtes pas né sur les routes,personne
n’a jeté à l’égout vos petits comme des chats encor sans yeux,
Vous n’avez pas erré de cité en cité
traqué par les polices,
vous n’avez pas connu les désastres de l’aube, les wagons de bestiaux
et le sanglot amer de l’humiliation, changeant de nom et de visage,
pour ne pas emporter un nom qu’on a hué
un visage qui avait servi à tout le monde
de crachoir !
Un jour viendra, sans doute, quand le poème lu
se trouvera devant vos yeux. Il ne demande
rien ! Oubliez-le, oubliez-le ! Ce n’est
qu’un cri, qu’on ne peut pas mettre dans un poème parfait, avais-je donc le temps de le finir ?
Mais quand vous foulerez ce bouquet d’orties qui avait été moi, dans un autre siècle,
en une histoire qui vous sera périmée, souvenez-vous seulement que j’étais innocent et que, tout comme vous, mortels de ce jour-là, j’avais eu, moi aussi, un visage marqué
par la colère, par la pitié et la joie,
Un visage d’homme, tout simplement !
Revoir la cérémonie de l’Hazkarah 2021