Journée internationale dédiée à la mémoire des victimes de l’Holocauste
DISCOURS – UNESCO – 22 JANVIER 2020
François Heilbronn, vice-président du Mémorial de la Shoah
Madame la Directrice Générale de l’Unesco, chère Audrey Azoulay,
Madame la vice-Présidente du Bundestag, Madame Claudia Roth,
Monsieur le Grand Rabbin Olivier Kaufman,
Mesdames et messieurs les rescapés de la Shoah,
Mesdames et messieurs
Il y a 75 ans, ce jour même, au petit matin du 22 janvier 1945, les derniers bourreaux, les derniers gardiens quittent le camp d’Auschwitz II, dit Birkenau.
Les 17 et 18 janvier ils avaient entrainé avec eux sur les routes enneigées, par des températures polaires de -20°c, plus de 70.000 déportés juifs sans forces, dénutris, blessés qui avaient miraculeusement survécus jusqu’alors.
Ils abandonnèrent sans chauffage et nourriture près de 7.000 malades, trop faibles pour partir. Les soviétiques étaient à 100km, les canons grondaient.
L’écrivain Primo Levi, l’un de ceux restés au camp, écrit dans « Si c’est un homme » à la date du 17 janvier :
« Au moment où la grande machine du Lager s’éteignait définitivement, commençaient pour nous dix jours hors du monde et hors du temps ».
C’était il y a 75 ans, ce 22 janvier, les derniers SS avaient fui. Auschwitz-Birkenau n’avait plus de gardiens.
Les ordres aboyés, les hurlements dans la nuit, les aboiements des chiens, les appels interminables, les crissements des trains, les cris des mères et des enfants qu’on arrache, le crépitement des fours s’étaient tus.
Les bourreaux nazis, dans leur fuite de lâches, laissaient derrière eux la plus grande usine de mise à mort jamais conçue et exploitée par l’Homme.
960.000 Juifs, hommes, femmes, enfants, nourrissons, vieillards venus de toute l’Europe, dont près de 70.000 Juifs venus de France y compris douze membres de ma famille, furent assassinés à Auschwitz-Birkenau. 20.000 Tsiganes y furent aussi gazés par famille entière.
Le 27 janvier 1945, date choisie pour les commémorations de la Journée internationale dédiée à la mémoire des victimes de l’Holocauste, les soviétiques découvrirent Birkenau.
Ils le découvrirent, ils ne le libérèrent pas.
Voici comment Primo Levi note leur arrivée :
« 27 janvier. Les Russes arrivèrent alors que Charles et moi étions en train de transporter Somorgyi à quelque distance de là. Il était très léger. Nous renversâmes le brancard sur la neige grise. »
Je lève toujours mon regard vers les nuages d’Auschwitz-Birkenau, comme ce dernier dimanche où avec le Mémorial de la Shoah nous y accompagnions Anne Hidalgo, le Conseil de Paris et certains maires d’arrondissements de Paris.
Je pense alors au poème de Paul Celan, « Fugue de mort » écrit en 1945 et à ces vers :
« Votre fumée montera vers le ciel.
Vous aurez votre tombe dans les nuages »
Ces nuages d’Auschwitz où plus d’un million de nos frères et sœurs juifs et tziganes reposent depuis 75 ans.
C’est ce million de tombes dans les nuages, dans le ciel d’Auschwitz qui nous oblige.
Un autre grand poète, Benjamin Fondane, comme seuls savent être visionnaires les poètes, écrivit dans sa préface en prose en 1942 :
« Mais quand vous foulerez ce bouquet d’orties
qui avait été moi, dans un autre siècle,
en une histoire qui vous sera périmée,
souvenez-vous seulement que j’étais innocent
et que, tout comme vous, mortels de ce jour-là,
j’avais eu, moi aussi, un visage marqué
par la colère, par la pitié et la joie,
un visage d’homme, tout simplement ! »
Il y a trois jours, nous avons sûrement foulé sous la neige ce bouquet d’orties qui avait été Fondane, gazé à Birkenau en octobre 1944.
Souvenez-vous, comme nous y enjoint Fondane, de « ces visages d’homme, tout simplement. »
Pensez aux six millions de Juifs assassinés dans toute l’Europe par les Allemands et leurs complices de tous les pays.
Pensez à ces six millions de Juifs assassinés dont le seul crime était d’être nés Juifs.
Pensez au million et demi d’Arméniens assassinés par les Turcs.
Pensez aux plus de 200.000 Tsiganes assassinés par les nazis.
Pensez au million de Tutsis assassinés par les Hutus.
Les génocides furent le lot de ce siècle assassin, de ce XXème siècle mortifère.
Et notre XXIème siècle alors ?
Il a bien mal commencé ce XXIème siècle, avec ses crimes de masse, comme le massacre des Yézidis par des islamistes radicaux, par ces meurtres de masse contre les Rohingyas en Birmanie, l’internement de masse des
Ouïghours dans des camps en Chine, par des massacres sans fin de la région des grands lacs et au Darfour, par des massacres de civils à l’arme chimique en Syrie, par les massacres de Kurdes.
Mais ici dans cette enceinte des Nations Unies consacrée aux plus belles des activités humaines, l’éducation, la science et la culture, permettez-moi d’espérer.
D’espérer en la vérité, la justice et l’altruisme par l’éducation, la science et la culture.
Ce sont nos missions essentielles au Mémorial de la Shoah. C’est notre engagement sans faille depuis notre création au cœur même de l’Hiver nazi à Grenoble en 1943.
Témoigner, enseigner, former, rassembler et fournir les preuves de tous les crimes, telle est notre mission.
Ce dimanche 26 janvier nous inaugurerons une nouvelle exposition et un cycle de conférences consacrées aux témoignages des rescapés juifs des camps. Cette exposition se nomme « La voix des témoins ».
Je voudrais, en votre nom à toutes et tous, saluer très affectueusement nos amis, si courageux, miraculeusement rescapés des camps de la mort, présents parmi nous ce soir, et qui 75 ans plus tard sont toujours là pour dire l’indicible, transmettre mais surtout combattre.
Combattre la haine de l’Autre. Du Juif, de l’Arménien, du Tutsi, du Tsigane, du Yezidi, du Rohingya, du Ouïghour, du Kurde, du Darfouri et de tant d’autres hélas.
Et cette haine meurtrière antisémite est hélas encore là parmi nous, ici même en France, où depuis 2003, douze Juifs ont été assassinés par des islamistes fanatisés pour le simple fait d’être Juif.
Hier en France, un sondage terrible était publié par l’IFOP commandé par FONDAPOL et l’AJC. 70% des Français juifs déclarent avoir été victime d’au moins un acte antisémite au cours de leur vie et ce chiffre monte à 84% pour ceux âgés entre 18 et 24 ans dont 39% font état d’une agression physique.
4 jeunes Français juifs sur 10 ont donc été victime d’une agression physique antisémite. Chiffre terrifiant qui dit l’urgence du combat contre cette haine antisémite polymorphe et meurtrière qui se développe dans nos sociétés.
Lundi 27 janvier prochain, en ce jour symbolique, le Président de la République Française, monsieur Emmanuel Macron inaugurera le Mur des Noms rénové et complété, des 75.568 Juifs déportés de France.
Dans la lumineuse pierre de Jérusalem sont gravés les prénoms, les noms et les dates de naissance de ceux qui presque tous sont allés « creuser leurs tombes dans les nuages »
Ce mur, ces pierres tombales de nos martyrs sont la preuve du crime, du génocide des Juifs.
Ces murs mesurent 65 mètres de long sur plus de trois mètres de hauteur.
Si nous devions graver sur un mur les noms des 6 millions de Juifs assassinés en Europe, ce mur mesurerait plus de 5 kilomètres. Ce mur couvrirait ainsi la distance qui à Paris sépare l’UNESCO du Mémorial de la Shoah près de l’Hôtel de Ville de Paris.
C’est donc par l’éducation, l’enseignement de l’histoire que nous ferons reculer la Haine, toutes les haines.
Telle est notre mission au Mémorial de la Shoah où chaque année nous enseignons à plus de 100.000 élèves, nous formons plus de 6.000 professeurs à la compréhension des processus génocidaires, à la lutte contre le négationnisme, le complotisme et contre toutes les haines racistes et antisémites.
Nous sommes heureux que les Nations Unies et l’UNESCO depuis 14 ans se soient engagés dans ce combat pour la vérité, l’éducation et la justice.
Nous sommes reconnaissants à Madame Audrey Azoulay, Directrice Générale de l’UNESCO, d’avoir également lancé des programmes contre l’antisémitisme, qui devient virulent dans de trop nombreux pays, dont la France. C’est également le combat du Mémorial de la Shoah.
Par l’enseignement et par son exigence de vérité contre tous les négationnismes, nous construirons pour nos enfants un monde où ce « visage d’homme tout simplement » sera aussi le nôtre.