Mesdames et messieurs,
Le Mémorial de la Shoah, en ce 75ème anniversaire de la libération des camps, poursuit son travail : documenter et expliquer la façon dont la barbarie nazie a frappé l’Europe au milieu du siècle dernier et pour que nul ne puisse jamais dire qu’il a oublié ou qu’il ne pouvait pas savoir.
Nous inaugurons aujourd’hui une exposition importante et – pour moi, particulièrement significative. En effet, elle embrasse tout ce qui est et fait la grandeur du Mémorial.
Le Mémorial représente tant de choses et les témoins sont une de ses composantes les plus fortes. Ce sont les colonnes du temple.
Ils sont indispensables, et de les écouter est une nécessité, car si le Mémorial est devenu ce qu’il est aujourd’hui, un lieu d’étude et de transmission, utilisant ses archives uniques, c’est essentiellement de part une coopération étroite entre les historiens, les archivistes et les témoins.
Les témoins ont fait de cette maison la leur. Ils lui donnent une âme, une flamme, qui humanisent et réhumanisent les millions de disparus sans sépulture. Cette maison vit grâce à eux, peut transmettre grâce à eux, peut enseigner grâce à eux, car rien n’est plus pédagogique que leurs voix.
Cette exposition est un hommage que nous leur rendons avec respect, reconnaissance et, j’ajoute, avec tendresse et amitié.
Pour cette inauguration, nous avons invité la fille et le fils de deux de nos plus remarquables témoins, Simone Veil et Sam Pisar. Je salue Léah Pisar et Pierre François Veil qui ont accepté d’être présents aujourd’hui.
Simone Veil et Samuel Pisar font partie des témoins marquants de notre pays, et étaient très engagés aux côtés du Mémorial. Léah, Pierre François, je vous remercie d’être avec nous aujourd’hui pour nous aider à perpétuer la parole de vos parents et de tous les témoins.
Pierre François, nous avons eu l’honneur d’accueillir ici même vos parents avant leur transfert au Panthéon, cérémonie si émouvante pour notre pays. Pour nous tous, avec Simone ce sont toutes les victimes de la Shoah sont entrées au Panthéon.
Elle a été parmi les plus engagées dans la création de la Fondation de la Mémoire de la Shoah qu’elle a présidé durant de nombreuses années. Elle a siégé au Conseil d’Administration du Mémorial pendant plus de 25 ans nous apportant toute son intelligence, son énergie sa force de conviction et son enthousiasme qui nous faisait oublier les difficultés du quotidien.
On ne peut ignorer cependant son parcours politique et ses nombreux combats pour les droits humains et notamment pour les femmes.
Chère Léah, votre père, Samuel Pisar, est un modèle particulièrement marquant : déporté enfant, alors que votre grand-père, David, votre grand-mère et votre tante Frida ont disparu dans la tourmente, il a connu l’horreur de trois camps d’extermination : Majdanek, Auschwitz puis Dachau. Libéré à 16 ans, il était un des plus jeunes survivants de la Shoah. Il sera un inlassable acteur des actions commémorant la Shoah.
En 2007, dans une interview il déclarait, je le cite : « Aujourd’hui, survivant des survivants, je ressens une obligation de transmettre les quelques vérités que j’ai apprises lors de mon passage dans les bas-fonds de la condition humaine, puis sur quelques-uns de ses sommets. Personne ne peut vivre ce que j’ai vécu sans ressentir le besoin d’alerter les nouvelles générations sur les dangers qui peuvent détruire leur univers, comme ils ont jadis détruit le mien. »
Notre exposition marquera les esprits, à n’en pas douter : elle donne la parole aux témoins, elle leur redonne vie en nous livrant leurs témoignages audibles dans tout le parcours. Avec elle, on mesure cette forme d’éternité que leurs récits ont construit, pour que la mémoire de la Shoah ne se perde pas.
Ce faisant, ces témoins sont fidèles au serment qu’ils ont fait de nombreuses fois à leurs camarades qui, sentant la mort prochaine, leur demandaient instamment « tu raconteras, tu témoigneras ». Ces survivants ont lutté corps et âme pour survivre et pour tenir cet engagement.
Le Mémorial de la Shoah offre un lieu de sépulture symbolique à ces millions d’hommes et de femmes, à ces victimes terrorisées puis exterminées. C’est en pensant à eux chaque jour que le Mémorial poursuit sa mission.
L’exposition nous explique d’abord comment ce terme de témoin a été progressivement utilisé. Le mot même est apparu assez tardivement. A la fin de la guerre, ceux qui revenaient n’étaient pas nommés, on n’avait pas de nom pour eux. Puis, on a utilisé les mots de « déportés », de « rescapés », de « survivants ».
Ce n’est que lorsqu’on a commencé à écouter véritablement leurs récits, dans les années 1960, avec les grands procès des criminels nazis, que l’on a vu émerger le mot « témoins ». Le terme vient donc explicitement du champ juridique : le témoin atteste, certifie. Son acte est de l’ordre de la preuve, autant que du témoignage. A travers des documents, des archives audiovisuelles, ou encore des manuscrits inédits, l’exposition retrace le parcours de ces témoignages.
Ils commencent avec les premiers manuscrits enterrés à Birkenau dès 1942 par les détenus juifs des sonderkommandos enrôlés dans les tâches les plus atroces.
Ces témoignages écrits qui ont été miraculeusement retrouvés, ainsi que ceux enterrés dans le ghetto de Varsovie sont d’autant plus poignants qu’ils ont été écrits par des personnes qui savaient pertinemment qu’ils étaient promis rapidement à une mort certaine.
Notre exposition donne toute sa place, toute son importance, à la voix. La voix des témoins, la voix des survivants. Leur voix demeure, au-delà d’eux, et sera entendue dans l’avenir.
C’est cette idée initiale qui a donné le sens à l’exposition que nous inaugurons aujourd’hui et qui lui donne son titre, « la voix des témoins ». Car les témoins ont parlé, et ce qu’ils nous ont laissé est une réponse à cette question légitime des moyens dont nous disposerons, après leur disparition, pour transmettre l’histoire.
Nous avons choisi d’organiser la possibilité d’écouter six grands témoins, qui ont marqué notre mémoire collective par leur œuvre ou leur engagement : Primo Levi, dont vous pourrez entendre, traduite pour la première fois, une interview à la RAI où il parle au moment de son retour à Auschwitz, Simone Veil, Marceline Loridan-Ivens, Elie Wiesel, Imre Kertesz, Aharon Appelfeld et Samuel Pisar.
Vous pourrez les entendre, et vous verrez que leur voix bien réelle est également une voix symbolique majeure, l’illustration d’un combat qui doit constamment être mené.
A travers eux, ce que nous entendons est la nécessité de ne jamais baisser notre vigilance, de nous battre inlassablement pour les victimes, pour les survivants, pour nous et pour nos descendants. Le monde actuel nous le rappelle chaque jour. Les conflits multiples, qui se nourrissent toujours de la haine des autres, sont nombreux sur la planète.
Dans nos sociétés se font jour des signes évidents d’intolérance, de refus des différences, qui se traduisent en violences répétées. Nous comprenons que ces signes peuvent en être les précurseurs. En le rappelant, nous tentons d’éviter la reproduction insupportable de l’histoire.
Mais dans cette exposition, nous avons voulu nous projeter dans l’avenir, et vous verrez huit témoignages de la « génération d’encore et après ». Nous avons rencontré un historien, un auteur de BD, une romancière, une artiste plasticienne, une cinéaste, une documentariste, un photographe, une journaliste franco-allemande.
Ils ont entre 29 et 56 ans, et partagent le désir commun de « passer le témoin », de disséminer largement ces paroles et ces expériences diverses, mais qui armeront les générations à venir pour lutter contre toutes les haines, le fascisme, le mépris de l’autre.
Nous multiplierons au cours de cette année les rencontres avec les témoins et ils tenteront de faire ressentir l’inimaginable, l’incompréhensible, l’angoisse la plus absolue et l’anéantissement psychique, moral, physique qu’ont subis les déportés.
Cette exposition ne laissera pas ses visiteurs indemnes. Elie Wiesel répétait souvent à la fin de sa vie : « celui qui écoute un témoin le devient à son tour. » Visiter cette exposition fera-t-elle de nous des témoins ? Je l’espère vivement.
Il faut remercier tous ceux qui y ont participé, e tout particulièrement Léa Veinstein, commissaire scientifique de l’exposition, qui a élaboré et conçu avec brio « la voix des témoins ». Son travail est remarquable et particulièrement émouvant et éducatif.
Je voudrais également remercier l’INA qui nous a particulièrement ouvert ses archives audio visuelles exceptionnelles.
Permettez-moi de faire une légère digression pour remercier les équipes du Mémorial, leur Directeur Jacques Fredj, leurs cadres et toute l’équipe, Sophie Nagiscarde et Lucile Lignon qui travaillent d’arrache-pied afin de préserver cette histoire pour l’éternité. Tous poursuivent inlassablement notre travail de transmission et d’éducation, tant sur l’histoire des génocides que sur les conséquences de l’antisémitisme et de l’intolérance.
Les développements récents en matière de formation des professeurs, et d’éducation dans les quartiers difficiles, où la jeunesse est souvent en but à une propagande raciste, brutalement antisémite, est remarquable.
Aujourd’hui, près de 100.000 jeunes au Mémorial ou dans leurs propres établissements s’approprient notre message de tolérance et les mettent en garde contre ces propagandes nauséabondes. Nous formons aussi plus de 6000 enseignants de toutes les académies de France pour qu’ils sachent mieux résister aux interpellations des élèves et notamment celles qui sont les plus brutales, négationnistes, antisémites ou complotiste.
Je conclurai mon propos en remerciant encore Léah Pisar et Pierre François Veil qui vont prendre la parole dans un instant de leur présence aujourd’hui, et en rappelant notre détermination à continuer à nous battre contre toutes les intolérances et pour notre liberté, car je laisse le mot de la fin à Chateaubriand « sans la liberté, il n’y a rien dans le monde ».
Qu’il est émouvant et triste d’être ici aujourd’hui.
Soixante-quinze ans après la libération d’Auschwitz… et regardez le monde autour de nous. A l’aube de cette nouvelle décennie, où les conflits menacent de toutes parts, où les régimes extrémistes s’agitent, où l’incertitude économique s’exprime dans la rue, pouvons-nous encore tirer les leçons de ce passé sanglant ? Ou sommes-nous condamnés à répéter les mêmes erreurs ?
La disparition progressive des derniers survivants de la Solution Finale d’Hitler signale le crépuscule d’une ère. Elle m’emplit d’une profonde tristesse, mêlée d’inquiétude.
Une inquiétude que, comme l’a dit mon père, l’un des plus jeunes survivants d’Auschwitz, Dachau et Majdanek :
« Après nous, l’histoire parlera, au mieux, avec la voix impersonnelle des universitaires et des romanciers ; au pire avec la voix malveillante des démagogues et des falsificateurs. Nous devons continuer à transmettre l’héritage des martyrs à l’humanité toute entière. »
C’est aujourd’hui à nous, leurs enfants, leurs amis, leurs disciples, de reprendre leur flambeau, de porter leur message, de transmettre leur témoignage. D’être vigilants.
Pas juste pour raconter leur passé tragique, mais pour mettre en garde les générations futures contre le fanatisme, la haine et la violence qui menacent de détruire notre univers comme ils ont autrefois détruit le leur.
Ce processus a déjà commencé.
Nous ne pouvons rester les bras croisés, alors que l’antisémitisme se manifeste de manière à la fois évidente et insidieuse. Crimes de haine, violence, négation de l’Holocauste, insultes au vitriol et profanations – en Europe, en Amérique … et ailleurs. Dans notre monde de plus en plus déboussolé, contaminé par le fake news, ce qui nous divise commence hélas à prendre le pas sur ce qui nous rassemble. La frénésie, l’hystérie, la haine et la violence qui sont exacerbées par les médias sociaux portent d’étranges échos des années 1930. Les conséquences se font sentir aux niveaux local et planétaire. Cinq ans après l’Hyper Casher et Charlie Hebdo, alors que des synagogues et des mosquées sont ciblées de Halle, en Allemagne, à Christchurch, en Nouvelle-Zélande; alors que les échos de Charlottesville continuent de retentir à travers les États-Unis; alors que la liste des incubateurs du terrorisme se développe à travers le Sahel et le Levant, chacun de nous peut craindre pour notre sécurité et celle de nos enfants. Nous pouvons nous inquiéter des niveaux d’ignorance et d’ambivalence à propos de la Shoah. Une nouvelle étude de la Claims Conference se penche sur la France, et les conclusions sont affolantes.
Demain, quand la communauté internationale se recueillera à Auschwitz, en commémoration de la plus grande catastrophe jamais perpétrée par l’homme contre l’homme, nos dirigeants, nos élus, nos forces de l’ordre et nos médias feraient bien de réfléchir aux leçons de l’Holocauste, qui restent douloureusement contemporaines et universelles. Le seul remède, à long terme, est la transmission et l’éducation. Je voudrais saluer le travail pédagogique remarquable du Mémorial, notamment dans le domaine de la formation. Ce que vous faites, cher Jacques, est vital, et doit continuer de plus belle. Espérons donc que la communauté internationale émergera de cette brève période de deuil avec une détermination tangible – tachles — à suivre et à soutenir votre engagement à faire résonner haut et fort les voix de ces témoins. Mesdames et messieurs, ceci est un appel à l’action. Chacun de nous doit faire sa part pour aider dans ce devoir de vigilance et de transmission. Bien sûr pour moi, comme pour à peu près tout le monde ici présent, tout cela est profondément personnel. Lorsque mon père nous a quittés, il y a quatre ans, ma profonde tristesse a rapidement fait place à la réalisation que je ne pouvais rester oisive. Je ressens un devoir viscéral d’aider à lutter contre cette montée de l’intolérance, de la violence contre mon propre peuple et contre les autres peuples. De faire résonner son message et celui de ses frères et sœurs déportés. Mais avec ma propre voix. Je me considère, humblement, comme faisant partie d’une nouvelle génération de porteurs de flambeau. Elie Wiesel disant qu’en écoutant un témoin, on devient soi-même témoin.
Eh bien, j’ai passé mes années formatives à écouter et à lire Elie Wiesel, Simone Veil, Marceline Loridan et, bien sûr, mon père. J’ai un sentiment très fort qu’il souhaitait que mes sœurs, mon frère, et moi, et nos enfants, participent à cette transmission.
Permettez-moi de terminer sur une note personnelle :
J’ai un fils, Jeremiah, qui a cinq ans. Il est venu au monde dans des circonstances difficiles – il a perdu son père avant sa naissance, puis il a perdu son seul grand-père, à l’âge de 6 mois. Quand je regarde cet enfant drôle, vif, joyeux et espiègle, je dois souvent réprimer des larmes en me demandant ce que je vais lui dire de ses grands-parents – qui ont chacun survécu à la guerre de différentes manières – et ce qu’il adviendra de son monde. Quel rôle y jouera-t-il ? Comment lui apprendre à faire ce qui est juste, sans placer un fardeau trop lourd sur ses jeunes épaules ? Curieusement, la réponse est simple, et je pense qu’elle est pertinente pour chacun d’entre-nous : il n’y a pas le choix. Peu importe la difficulté du monde, nous avons l’obligation d’être vigilants, d’enseigner à nos enfants à défendre ce qui est juste … Et c’est cela, Mesdames et Messieurs, qui nous amène ici aujourd’hui. Alors, soixante-quinze ans plus tard, engageons-nous chacun à faire résonner les voix éloquentes et profondes de ces témoins, dont les mises en garde sont hélas de plus en plus actuelles.