Rwanda

Mémoire et justice

Rwanda année zéro

EUGÉNIE – J’avais vingt-sept ans, j’étais mariée et j’avais quatre enfants. Il me reste deux orphelines que j’ai prises en charge. Ces orphelines sont les enfants de mon frère. De toute la famille, aussi loin que l’on cherche, il ne reste plus que moi et ces deux enfants. Après la mort de Habyarimana, nous avons d’abord erré dans les collines, dans la brousse. Jusqu’au moment où les militaires nous ont dit d’aller à la commune pour mieux nous protéger. Nous leur avons fait confiance. Nous sommes allées près des magasins du centre commercial. C’est au milieu de la nuit que nous nous sommes rendues dans l’église. Nous y avons passé deux jours et le troisième nous avons été attaqués. Les miliciens et les militaires étaient mélangés. Ils étaient très nombreux, on aurait dit qu’ils étaient mille. L’église était pleine et les environs aussi. Ils sont entrés. Ils ont d’abord jeté dans l’air du pili-pili (grenades lacrymogènes). Aussitôt, ils nous ont pillés. “ Donnez de l’argent, donnez de l’argent ” criaient-ils. Mais en même temps ils tuaient. Celui de gauche te rançonnait, celui de droite te frappait avec une machette. Tu ne savais plus à qui tu avais affaire.
YOLANDE – Quelles armes avaient-ils ?
EUGÉNIE – Toutes les armes. Machettes, gourdins, massues, haches, couteaux, armes à feu. Ils ont assassiné tout le monde et ils sont partis. Après leur départ, j’ai entendu des cris de souffrance de tout genre. C’était des gens à moitié morts. Des enfants qui pleuraient sous les cadavres, des mères angoissées, tant de souffrances que je ne peux pas les identifier. J’étais au milieu de ces deux bancs que tu vois là. Le matin, ils sont revenus pour achever ceux qui n’étaient pas tout à fait morts. Moi, je n’étais pas visible. J’avais trop de cadavres au-dessus de moi. Ce fut ma chance. Après leur départ, le silence était total. Tous les survivants avaient été assassinés. Les assassins sont encore revenus deux jours plus tard. Ils ont encore tué et après leur départ je me suis évanouie. Je suis restée très longtemps là. Deux semaines sans doute. Je ne saignais même plus. On aurait dit que je n’avais plus de sang. Je ne réalisais rien. Je ne pouvais pas me tenir debout. Quinze jours après l’attaque de l’église, j’y étais encore, à moitié morte, nue parmi les cadavres qui pourrissaient au-dessus de moi. On m’avait broyé les mains et coupé les tendons des pieds. Et j’avais la tête fendue de coups de machette, mon cou était à moitié ouvert. J’étais couverte d’asticots, j’en ai même mangé parce qu’ils étaient dans ma bouche. Je ne réalisais pas que mes parents, mes enfants, mon mari étaient morts. Je ne réalisais rien. J’avais faim. J’ai rampé sur le côté le moins douloureux jusqu’à l’extérieur. Là, j’ai rencontré les assassins.
“Est-ce que tu étais dans l’église ?
– Oui.
– Tu allaitais tes enfants morts ?
– Oui.
– Toi, même la mort ne peut pas t’accepter.
– Achevez-moi, je vous en supplie.
– Nous ne voulons pas nous salir les mains.
” Ils m’ont craché au visage l’un après l’autre, et sont partis. Je suis retournée dans l’église où j’ai trouvé des patates douces que j’ai mangées. J’ai cherché des habits sur les cadavres, je les ai enfilés comme je pouvais. Les assassins sont revenus peu après et m’ont à nouveau déshabillée. Ils m’ont dit “Il faut que tu restes à poils jusqu’à la fin de ta vie.
” Aujourd’hui, ce sont les deux petites orphelines de mon frère que j’ai ramassées après le génocide qui m’habillent chaque matin. Je ne raconte mon histoire à personne, parce que je suis dégoûtée par la nature humaine.
L’homme a détruit tout en moi. Je n’ai accepté de témoigner que parce que toi aussi tu es une veuve qui a perdu ses enfants. Nous avons une histoire semblable.
C’est pourquoi je te fais confiance.

Témoignage d'Eugénie.N recueilli par Yolande Mukagasana, toutes deux rescapées du génocide de 1994 au Rwanda. Tiré du livre "Les Blessures de Silence", réalisé par Médecins sans frontières, Édition Acte sud Novembre 2001.