PARTIE III LA FIN DE L UNIVERS CONCENTRATIONNAIRE ET L ÉCROULEMENT DU IIIe REICH (HIVER-PRINTEMPS 1944-1945)
LE POIDS DES MOTS
Face à la découverte des camps, les médias , sous la pression des autorités, adoptent d abord une attitude prudente. En effet, jusqu au printemps 1945, les familles vivent entre l inquiétude et l es- poir. Il est donc difficile de diffuser des informa- tions angoissantes quand on ignore si ce qu elles évoquent est le reflet d une situation générale ou s il s agit seulement de cas particuliers. Ainsi, la découverte du camp de Majdanek, en juillet 1944, n est annoncée par quelques journaux que plusieurs mois après l événement : Ce Soir en septembre 1944, Libération, en décembre 1944, ou L Humanité, en février 1945. A contrario, la découverte du camp du Struthof, le 23 novembre 1944, est évoquée dès le 5 décembre par le New York Times, et dès le 7 décembre par L Humanité. La libération d Auschwitz est assez rapidement évoquée par la presse française. Les informa- tions sont fondées sur le travail des premières commissions d enquête mais aussi sur le témoi- gnage des premiers rescapés. Cependant, c est seulement à partir d avril 1945 que la presse ouvre largement ses colonnes aux reportages et aux récits sur les camps libérés. Les envoyés spéciaux qui accompagnent les unités militaires exposent alors sans prendre de précautions le terrible spectacle qu ils ont eu sous les yeux. Des photographies viennent aussi en appui des écrits. En avril et mai 1945, la presse française informe ses très nombreux lecteurs de l horreur des camps de concentration nazis, souvent par le biais d un article sur le retour de déportés. Le mouvement se poursuit dans les mois qui suivent, par l intermédiaire notamment des magazines ou des albums publiés par les grands journaux nationaux. On s efforce de dépasser le choc de la découverte pour rendre compte du processus de déshumanisation et de destruction physique mis en œuvre dans les camps.
LA DÉCOUVERTE DE L UNIVERS CONCENTRATIONNAIRE APRÈS LA CHUTE DU REICH
L a découverte des camps est un choc pour les soldats qui y pénètrent. Ceux qui possèdent un appareil photographient les scènes ter-
ribles qui se déroulent sous leurs yeux. Les reporters professionnels qui accompagnent les troupes font de même et sont rapidement chargés d accumuler les « preuves » photographiques et cinématographiques des actes criminels. Il s agit en effet, comme les vainqueurs s y sont engagés, de poursuivre et punir les responsables et donc de rassembler les éléments à charge. On récupère aussi certaines photographies prises par les SS eux-mêmes. Les autorités militaires, immédiatement alertées de la situation, sont aussi abasourdies que les hommes de troupe. Les généraux américains, soviétiques, britanniques ou français qui visitent les camps libérés ne peuvent cacher une réelle émotion dont ils font part encore des années après. À de nombreuses reprises, la population civile qui vit aux alentours est contrainte de se rendre sur le site des exactions afin de ne plus pouvoir contester la réalité des faits. Parallèlement se met en place une pédagogie de l horreur destinée à l ensemble des combat- tants et des opinions publiques des pays alliés. Les agences de presse fournissent les clichés publiés en appui des articles paraissant dans les journaux et dans les magazines. Les images filmées font l objet de montages diffusés par les services cinématographiques des armées et dans le réseau des salles de cinéma de chaque pays. Cependant, ces photographies et ces films donnent une vision particulière et incomplète de l univers concentrationnaire et ne peuvent rendre compte à elles seules du génocide des Juifs d Europe.
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Le veilleur du Pont-au-Change
Le 27 octobre 1944, des poésies de la Résistance sont lues au Théâtre-Français (Comédie-Française). Cette soirée prestigieuse et forte en émotion est présentée par François Mauriac, en présence du général de Gaulle. Ce jour-là, on lit divers textes de Claudel, de Supervielle et d Aragon et la soirée comprend également le célèbre poème de Paul Eluard « Liberté » (1942) ainsi que le magnifique « Veilleur de nuit » de Robert Desnos (1944) « applaudi interminablement ». Il faut dire qu à ce moment précis, le journaliste-poète Robert Desnos, arrêté pour faits de résistance à Paris par la Gestapo le 22 février 1944, est toujours absent, puisqu il a été déporté hors de France. Passé d abord par Auschwitz (dans le convoi des 1700), il arrive ensuite à Buchenwald, Flossenbürg et finalement Flöha (Saxe). Le 8 mai 1945, les marches de la mort le conduisent à Térezin (Tchécoslovaquie) où, après la libération du camp par les Soviétiques, épuisé et affaibli par le typhus, il s éteint le 8 juin 1945. Sa disparition n est connue que deux mois plus tard en France, le 6 août 1945, suite à une dépêche de l AFP. Une messe est célébrée à Saint-Germain- des-Prés le 24 octobre 1945, avant le transfert des cendres du poète-résistant au cimetière de Montparnasse. Le poème de Desnos « Le veilleur du Pont-au-Change », récité dès janvier 1944, est largement connu car il a déjà été publié clandestinement aux éditions de Minuit en mai 1944 et dans un numéro des Lettres françaises de juin 1944.
Je suis le veilleur de la rue de Flandre, Je veille tandis que dort Paris. Vers le nord un incendie lointain rougeoie dans la nuit. J entends passer des avions au-dessus de la ville.
Je suis le veilleur du Point-du-Jour. La Seine se love dans l ombre, derrière le viaduc d Auteuil, Sous vingt-trois ponts à travers Paris. Vers l ouest j entends des explosions. [ ]
Je suis le veilleur du Pont-au-Change Veillant au cœur de Paris, dans la rumeur grandissante, Où je reconnais les cauchemars paniques de l ennemi, Les cris de victoire de nos amis et ceux des Français, Les cris de souffrance de nos frères torturés par les Allemands d Hitler. [ ]
Des cris, des chants, des râles, des fracas il en vient [de partout,
Victoire, douleur et mort, ciel couleur de vin blanc [et de thé,
Des quatre coins de l horizon à travers les obstacles [du globe,
Avec des parfums de vanille, de terre mouillée [et de sang,
D eau salée, de poudre et de bûchers, De baisers d une géante inconnue enfonçant à chaque pas dans la terre grasse de chair humaine.
Je suis le veilleur du Pont-au-Change Et je vous salue, au seuil du jour promis Vous tous camarades de la rue de Flandre
[à la Poterne des Peupliers, Du Point-du-Jour à la Porte Dorée.
Je vous salue vous qui dormez Après le dur travail clandestin, Imprimeurs, porteurs de bombes, déboulonneurs
[de rails, incendiaires, Distributeurs de tracts, contrebandiers, porteurs
[de messages, Je vous salue vous tous qui résistez, enfants de vingt ans
[au sourire de source Vieillards plus chenus que les ponts, hommes robustes, images des saisons, Je vous salue au seuil du nouveau matin. [ ]
Robert Desnos, « Le veilleur du Pont-au-Change », 1944. Repris dans Robert Desnos, Destinée arbitraire, Paris, Gallimard, 1975.
▲ Des soldats découvrant un train de la mort dans le camp de concentration de Dachau, Allemagne, après le 29 avril 1945. © Memorial de la Shoah