multiples assassinats de Juifs durant l été 1944, dont Georges Mandel et Jean Zay, abattus par les supplétifs de Vichy tout autant parce qu ils sont Juifs que parce qu ils représentent la République et le Front populaire Cette phase correspond au retour de la guerre sur le sol national, mais cette radicalisation touche aussi les populations civiles et la Résistance. En France, l été 1944 est marqué non seulement par le départ des derniers convois de déportation de Juifs le dernier quitte Drancy le 15 août10 , mais aussi par les exécutions sommaires de résistants ou de Juifs dans le cadre d un « État français » doublé d un État milicien pleinement supplétif des Allemands. Le conflit connaît une extension à l Ouest de pratiques extrêmes de la guerre, plus connues jusqu alors sur les théâtres d opération orientaux et balkaniques. Dans le piémont des Vosges ont lieu des déportations massives de populations. Dans le camp de Natzweiler, 106 résistants du réseau Alliance sont massacrés. Dans le même temps, dans la « grande Alle- magne », l exploitation des travailleurs forcés est poussée à son comble, notamment au profit de l industrie d armement, dans d ultimes tentatives de renverser le cours des choses.
LA « SOLUTION FINALE » JUSQU À LA FIN
S agissant de la dimension européenne de la question, la Shoah se poursuit en 1944-1945, mais ne s intensifie pas et ne culmine pas non plus. C est donc sa continuation qu il faut souli- gner en dépit des multiples revers militaires et en raison, surtout, de l importance idéologique considérable du racisme nazi. Certains « tech- nocrates » du régime, notamment dans l entou- rage du ministre de l Armement Albert Speer, soulignent qu il serait peut-être plus profitable, alors que les revers s accumulent, d utiliser les déportés juifs comme force de travail dans les usines d armement plutôt que de les exterminer. Les dirigeants nazis maintiennent néanmoins jusqu au bout la « Solution finale11 ». Il n y a ni intensification ni acmé du crime en 1944. Les nazis cherchent à anéantir les dernières grandes communautés, les derniers ghettos, les derniers camps, mais la Shoah a culminé en 1942 avec une intensité effroyable : à l été 1944, 90 % des Juifs victimes de la Shoah sont déjà assassinés12 : 5,4 millions d entre eux ont été massacrés, issus du monde yiddish pour l essentiel, exécutés ou gazés par les Allemands entre 1941 et 1943, morts du fait du système concentrationnaire, civils exécutés par les occupants à titre de représailles. Un espace singulier se dessine ainsi, une zone de l Europe dont « les populations souffrirent de trois vagues d oc- cupation au cours de la Seconde Guerre mondiale : d abord soviétique, puis allemande, et de nouveau soviétique13 ». Que reste-t-il de ce foyer de la culture juive de l Est européen, du Yiddishland en 1945 ?
LA FIN DE LA GUERRE LES OPÉRATIONS, LES RÉPRESSIONS, LES DÉPORTATIONS ET LA FIN DU IIIe REICH (1944-1945)
La Shoah imprime sa marque à travers la plupart des pays encore ou depuis peu sous occupa- tion allemande. Les convois continuent de par- tir jusqu au dernier wagon, en prenant parfois même le pas sur les trains chargés de soldats en retraite des armées allemandes. La Hongrie est envahie en mars 1944. Au printemps et à l été 1944, les nombreuses communautés juives de Hongrie sont exterminées, à l exception de celle de Budapest dont le destin fatal est alors stoppé en grande partie. Jusqu au mois de novembre, les opérations de gazage se poursuivent à Birkenau. Les logiques de déportation s affirment et, quelquefois, se contredisent. En Allemagne et vers l Allemagne, on déporte encore des Juifs jusqu au début de l année 1945. À Budapest, pendant le siège de la ville en janvier 1945, le parti pro-allemand des Croix-Fléchées dirigé par Ferenc Szalasi exécute près de 25 000 Juifs Dans ces derniers mois du conflit, les survivants du système concentrationnaire et d extermina- tion sont évacués vers l Allemagne et vers les régions encore sous emprise allemande lors de meurtrières « marches de la mort »14, au cours desquelles les populations locales contribuent (souvent volontairement) à effacer ces preuves d un appareil de répression et d assassinat en pleine déréliction15 alors que les autorités nazies ordonnent d effacer les traces des mas- sacres, humaines et matérielles16. Comme l a démontré Ian Kershaw, si la plupart des officiers généraux de la Wehrmacht savent que la guerre est perdue, c est cependant l oc- casion de souligner que, jusqu au début de l année 1945, les Allemands, matraqués par la propagande et/ou aveuglés par leurs convictions, n en ont pas une claire conscience, en dépit des morts civils et militaires, des bombardements, des destructions, étant donné que jusque-là le territoire allemand est quasi vierge de troupes alliées17. Ils continuent alors à soutenir le régime et ses menées belliqueuses jusqu au bout18. Après la découverte de Maidanek (Lublin) par les Soviétiques le 23 juillet 1944, le premier contact des Alliés occidentaux avec l univers concentrationnaire date du 25 novembre 1944, avec l arrivée au camp du Struthof. La date du 27 janvier 1945 est celle de la découverte d Auschwitz. Ces camps sont bien découverts et non « libérés ». Ils ne constituent pas des objectifs militaires, ni à l Est ni à l Ouest. À partir d avril 1945, en conséquence des opérations militaires, les principaux camps de concentra- tion du Reich ont été évacués, en intégralité pour certains (Mittelbau-Dora, Ravensbrück et Sachsenhausen), partiellement pour d autres (Buchenwald, Flossenbürg). En fait, la majorité des survivants est délivrée hors des camps. Poussant à l extrême l irrationnel, alors que le Reich s écroule, la SS cherche à conserver par tous les moyens cette force de travail censée lui permettre de gagner la guerre. Cette date du 27 janvier 1945 marque aussi l en- trée de l Armée rouge dans la pointe orientale de l Allemagne, puisque Auschwitz est la ville située le plus à l est de la « grande Allemagne »,
en tout cas dans sa partie sud, et illustre les conséquences de ce qui n est pas seulement un déploiement militaire. Quelques semaines plus tard, la bataille de Berlin, qui se déroule du 16 avril au 2 mai, précipite la chute du Reich et entraîne la fin de la Seconde Guerre mondiale en Europe. Tristan Lecoq Inspecteur général de l Éducation nationale Président du Concours national de la Résistance et de la Déportation
1 Programmes d histoire de terminale des séries générale et technologique, BO spécial n° 8 du 25 juillet 2019. 2 Jean Lopez, Opération Bagration : la revanche de Staline (1944), Paris, Economica, 2014. 3 Anthony Beevor, Ardennes 1944. Le va-tout d Hitler, traduit de l anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Calmann-Levy, 2015 (rééd. Le Livre de Poche, 2017). 4 Jean Lopez et Lasha Otkhmezuri, Barbarossa. 1941, la guerre absolue, Paris, Passé composé, 2019. 5 Philippe Richardot, Hitler face à Staline. Le front de l Est 1941-1945, Paris, Belin, 2013. 6 Nicolas Aubin, La course au Rhin (25 juillet - 15 décembre 1944). Pourquoi la guerre ne s est pas finie à Noël, Paris, Economica, 2018. 7 Daniel Feldmann et Cédric Mas, La campagne du Rhin. Les Alliés entrent en Allemagne (janvier-mai 1945), Paris, Economica, 2016. 8 Sarah B. Farmer, Oradour : 10 juin 1944, traduit de l anglais par Pierre Guglielmina, Paris, Perrin, 2007 ; Fabrice Grenard, Tulle : enquête sur un massacre, Paris, Tallandier, 2014 ; Max Hastings, La Division Das Reich : Tulle, Oradour-sur-Glane, Normandie, 8 juin-20 juin 1944, traduit de l anglais par René Brest, Paris, Tallandier, coll. Texto, 2014. 9 Steffen Prauser, « Les crimes de guerre allemands en Italie, 1943-1945 », in Gaël Eismann et Stefan Martens, Occupation et répression militaire alle- mande : la politique du « maintien de l ordre » en Europe occupée 1939-1945, Paris, Autrement/Institut historique allemand, 2007. 10 Le départ du dernier grand convoi de déportation de Juifs date du 31 juillet, mais 51 Juifs sont encore déportés par Brunner le 15 août 1944 au départ de Drancy. Cette date est encore plus symbolique pour montrer que la déportation fonctionne jusqu aux derniers jours de l Occupation. 11 Johann Chapoutot, La Loi du sang. Penser et agir en nazi, Paris, Gallimard, 2014. 12 Tal Brutmann Auschwitz, Paris, La Découverte, coll. Repères, 2015. 13 Timothy Snyder, Terres de sang. L Europe entre Hitler et Staline, traduit de l anglais par Pierre- Emmanuel Dauzat, Paris, Gallimard, 2012, p. 617. 14 Daniel Blatman, Les marches de la mort. La der- nière étape du génocide nazi, été 1944-printemps 1945, traduit de l hébreu par Nicolas Weill, Paris, Fayard, 2009. 15 Nikolaus Wachsmann, KL. Une histoire des camps de concentration nazis, traduit de l anglais par Jean-François Sené, Paris, Gallimard, 2017. 16 Andrej Angrick, « Aktion 1005 ». Spurenbeseiti- gung von NS-Massenverbrechen 1942-1945. Eine « geheime Reichssache » im Spannungsfeld von Kriegswende und Propaganda, Göttingen, Walls- tein, 2018. 17 Ian Kershaw, La Fin. Allemagne (1944-1945), traduit de l anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Seuil, 2012. 18 Nicholas Stargardt, La Guerre allemande. Portrait d un peuple en guerre 1939-1945, traduit de l anglais par Aude de Saint-Loup et Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, La Librairie Vuibert, 2017.